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Full text of "Cahiers du Cinéma"

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Deborah Kerr et Burt Lancaster dans FROM HERE TO ETERNITY (Tant 
quil y aura des hommes) de Fred Zinemann d’après le célèbre roman de 
James Jones, adapté et dialogué par Daniel Taradash. Les autres interprètes 
sent Montgomery Clift, Donna Reed et Frank Sinatra {Columbia). 







, REVUE MENSUELLE DU C/NÊM A ET DU TÉL6 CINÉMA 

146, CHAMPS-ÉLYSÉES, PARIS (8 e ) - ÉLYSÉES 05-38 

RÉDACTEURS EN CHEF : A. BAZIN, J.DONlOL-VALCROZE ET LO DUCA 
DIRECTEUR-GÉRANT : L. KEIGEL 

TOME VI MARS 1954 N° 33 


SOMMAIRE 


A propos du cinéma Italien 


Henri Langlois.. « 

Maria Adrïana Prolo 
Nino Frank ............ 

Cesare Zavattîni .... « ... 

Philippe DemonsabJon .,.. 
André Bazin. ...... 


Destin du Cinéma Italien . .,... 

Naissance d'un musée ............... 

L'Exposition Italienne à la cinémathèque 

Thèses sur le Néo-Réalisme ... 

Note sur Viscontî ,, *... 

Note sur De Sica .... 


3 

18 

21 

24 

32 

36 


J. D.-V. 

XXX.. 

Chronique de la F.F.C.C... 


* 

Petit journal Intime du cinéma 
Les Trois Journées de la C.C.T.y, 
Mercî t Monsieur Zavattîni ... 


40 

44 

52 


LES FILMS : 

Philippe Demonsablon ... . 
Philippe Demonsablon .. * . 


Nino Frank 


★ 


La conjuration (Ruby Genfry) . 54 

Çui naquit à Newgcte... (La vie de O'Haru, femme , 
galante) ..... 57 

★ ! 

Livres et Revues de Cinéma italiens .... 60 


Nous nous excusons d'étre obligés de reporter à notre prochain numéro la suite de l'article 
de Barthélémy Amengual, L'Etrange Comique de Monsieur Tari. 




































DESTIN DU CINEMA ITALIEN 


par Henri Langlois 


A deux reprises, dans les années 10 et 40, le Cinéma Italien a joué un rôle déter¬ 
minant. <? 

Lorsqu’en 1946, les fortes personnalités d’Amidei et de Rossellini imposèrent 
Rome , Ville ouverte le Cinéma Italien paru sortir du néant. 

Il en fut exactement de même 30 ans auparavant. 

En 1906, le Cinéma existait depuis près de 10 ans. Son évolution, qui nous paraît 
aujourd’hui avoir suivi alors un cours presque insensible, avait été en réalité marquée 
par des découvertes, des révolutions, des étapes- beaucoup moins nuancées, beau¬ 
coup plus différenciées, plus évidentes que ne peuvent être à nos yeux celles de ces 
dernières vingt années de cinématographie. 

Pour un contemporain, avoir vu l’image animée sortir de la boîte des Kiae- 
toscopes et se poser sur l’écran, avoir vu la photographie animée de Louis Lumière 
devenir magie animée.grâce à Méliès, avoir vu le spectacle du Grand Gafé devenir 
celui du Théâtre Robert Houdin, avoir vu les films passer de la Foire dans les salles 
de spectacles spécialisées, l’avoir vu passer de 20 m. à 30 m., puis à 150 et à 300, 
avoir assisté à la transformation des terrains vagues des premières prises de vues en 
plein air en studios, à l’écran géant, au cinéma parlant, au Cyclorama de l’Expo¬ 
sition 1900, avoir vu les premières caméras et les premiers films stéréoscopiques, 
les premiers essais de réduction et d’agrandissement de l’image par l’anamorphose, 
tout cela en quatre ans tenait déjà du prodige. 

Mais que dire de ce qui suivit : Le Voyage dam la Lime de Mélîès, La Grande Pas¬ 
sion de Zecca et Nonguet, The Gréai Train Robbery de Porter, les films poursuites et 
le réalisme fantastique des films Pathé, le naturalisme et l’esprit des films Gaumont, 
la découverte du gros plan par les Anglais, du dessin animé par les U. S. A. et de 
tous les trucages par Méïiès ? 

Autant de bonds en avant, autant d’émotions nouvelles pour qui croyait déjà 
au Cinéma. 

Un homme a su mieux que personne définir cette première période expéri¬ 
mentale du Cinéma qu’il a qualifiée de métaphysique, Salvador Dali, dans sa préface 
de Babaouo, et c’est ce même homme, au même moment, dans le même livre, qui 
a su, à une époque qui lui était particulièrement opposée et hostile, trouver les 
phrases les plus éloquentes sur le Cinéma Italien dont il ne connaissait pourtant 
qu’un des aspects. 

Quels qu’en soient les motifs, ce n’est pas un hasard car enfin il était normal 
que l’homme qui élève la voix le premier en faveur du Cinéma Italien fût le même 
dont la définition du Cinéma primitif allait s’avérer être celle de l’Histoire. 

En 1906, quand Alberini tourna La Prise de Rome le Cinéma Italien ne sortait 
pas du néant, pas plus que le Cinéma Italien des années 40. IL était porté par toute 
une tradition qu’il s’était assimilé et dont il allait être la fleur. 

Comme le Cinéma Français de notre première avant-garde, il s’explique par 
l’acquis d’une culture cinématographique qui le fait "bénéficier d’efforts qui avaient 
épuisés les promoteurs. 


3 



En igo6, le Cinéma en France, aux U. S. A., en Angleterre, a nécessité tant 
d’inventions, tant de génie créateur, a brûlé tant d’étapes, a couru si vite, a grandi 
si vite, qu’il doit s’asseoir. 

Bien sûr tout cela nous est à peine perceptible, deux années à peine séparent 
1906 de VAssassinat du Duc de Guise en France, et des débuts de Griffith aux U. S, A. 
deux années pleines de chefs-d’œuvre, car s’asseoir signifie digérer, répéter, donc 
réfléchir, mais ces deux aimées, qui comptent si peu à nos yeux, sont capitales et 
comptent terriblement alors. 

Il y a un vide, et ce vide doit être comblé. Ce fut l’heure de l’Italie. 

C’est ainsi qu’à trente ans de distance, à deux reprises^ le Cinéma Italien connut 
un destin parallèle. 

En 1940, le Cinéma Français est, à son tour, après le Cinéma Allemand, 
condamné à rnort sous prétexte de sollicitude. Les œuvres de Renoir, de Carné- 
Prévert, de Duvivier qu’on n’avait que châtrées sont interdites sous prétexte qu’elles 
démoralisent la nation et c’est la fin brutale de cette grande étape du réalisme natu- 
raliste qui avait permis au Cinéma Français des armées 30 de s’imposer au monde 
et de combler le vide laissé en Europe par l’étranglement du Cinéma Allemand. 

Presqu’au même moment, Hollywood capitulait à son tour. En 1941, l’arrivée 
d’Orson Welles et Citizen Kane marquait la fin de ce cinéma vivant des dernières 
années 30 en pleine renaissance, où les chefs-d’œuvre succédaient aux chefs-d’œuvre. 
Le Cinéma Soviétique, à son tour, était bouleversé par l’invasion à l’heure où il 
venait de trouver la formule et se dégager des souvenirs épuisants qui avaient mar¬ 
qué l’aboutissement de l’art muet. 

Nous attendions une suite à La Règle du Jeu , au Jour se Lève, à Seuls les Anges 
ont des Ailes , à la trilogie de Gorki et nous n’avions plus rien. 

Tout cela est alors insensible car le monde est quasi, désœuvré mais quelle 
surprise, quel désarroi à la libération de l’Europe, à l’ouverture des frontières, aux 
. premiers contacts. Nous avons vécu dans l’espoir de nouveaux Stage Coach et l’Amé¬ 
rique venait chercher chez nous un nouveau Quai des Brumes , une nouvelle Grande 
Illusion et, de part et d’autre, nous n’avions à montrer que le formalisme d’œuvres 
qui ne cherchaient plus leur inspiration dans la vie mais dans la littérature et les 
souvenirs cinématographiques. 

Il faut avoir considéré ce vide avec des yeux ouverts, des yeux sans préjugés, 
pour comprendre l’importance historique du Cinéma Italien. 

Il surgit dans ce vide, le comble, achève une période en la renouvelant. Nous, 
l’Europe, cherchant à Hollywood les suites des grands John Ford et l’Amérique, à 
Paris, celles des grands Renoir, et c’est Rome qui répondit en envoyant Pais a, Seins - 
cia, Il Sole Sorge Angora , Il Bandito, La Nuit porte conseil . 

Ces années sont à îa fois l’aboutissement de toute une période mondiale du 
Cinéma élaboré hors d’Italie et le résultat de trois années de recherches, de décou¬ 
vertes, d’essais entrepris sur place et inconnus à l’étranger. 

Le Cinéma Italien ne sortait donc pas du néant, mais à la fois de lui-même et 
d’un effort mondial qui l’avait précédé et qui lui avait permis, après une courte 
période d’adaptation, de brûler les étapes et de surclasser tout. 

Il en fut de même jadis. 

Le film d’Alberini, apparemment sans plus d’importance que les Roses Ecarlates 
et les Navire blanc , ouvre une nouvelle ère dans l’Histoire du Cinéma mondial, 
celle de son adolescence. 

N’ayant aucune expérience, le Cinéma Italien des années 1906-7-8 et 9 va 
pouvoir s’assimiler toutes les découvertes de la France, de la Grande-Bretagne, 
des U. S. A,, sans épuiser son génie créateur. 

N’ayant aucune tradition, aucun préjugé acquis, ayant appris le métier d’abord, 
en regardant les films des autres sans être importunés ou gênés par les recettes du 
métier, les metteurs en scène italiens des années qui précédèrent la première guerre 
mondiale, approcheront de la caméra avec des yeux d’hommes adaptés à son art, 


4 






Caiim Julius Cœsai' d’Enrico Guazzoni (1914); 


à ses découvertes, éduqués par l’effort des autres sans en être gênés par les routines, 

Paris est alors encore la capitale ou Cinéma forain, Pathé, Gaumont, sont déjà 
des entreprises industrielles importantes, en pleine transformation, mais fortement 
marquées par leur passé, avec l’étroitesse de vue ;d’un artisanat trop arbitraire¬ 
ment lié à l’origine au commerce des vieux chiffons. 

A Turin et dans toute Pltalie, le cinéma est également un art artisanal, niais ses 
artisans sont déjà ceux d’un commerce plus évolué. Le cinéma a 13 ans en France 
quand va s’opérer la révolutions qui marquera la naissance du système de location 
directe et la fin de la période foraine. Il n’en a que trois en Italie et, à Turin, puis à 
Rome, quand le cinéma va prendre très vite l’aspect d’un cinéma industriel. 

En 1914, les Studios de l’Ambrosio et de Fit al a préfigurent déjà ceux d’Hol¬ 
lywood et de Babelsberg avec leur atelier de décors, leurs magasins, leurs menuiseries, 
leurs grands terrains destinés aux extérieurs, leurs ateliers de montage, de tirages, etc. 

Sans doute tout cela existe aussi chez Pathé, Gaumont, et même chez Méfies, 
mais avec quelle autre largeur de vue, quelle ampleur de moyens, inconnus chez 
Pathé et chez Gaumont et qui auraient été celles de Méliès s’il n’était pas l’homme 
du cinéma primitif des années 95. . 

A l’Ambrosio, des tuyaux laissent couler, l’été, le long des vitrages, des nappes 
d’eau glacée pour climatiser le studio. 

A PItala, le studio a été bâti en fonction d’un emplacement choisi pour per¬ 
mettre d’y avoir à la fois des espaces plats et accidentés. 11 est suffisamment spacieux 
pour permettre d’y faire entrer sous tous les angles un choix de paysages variés, 
d’y jouer à la fois des arbres et des toits de la ville. 

Dans ces Studios, des plate-formes mobiles montent et descendent les décors 
tout construits. On utilise des matériaux industriels, les décors sont en reliefs, les 
chevaux sont dans les écuries, une ménagerie touche aux ateliers de laboratoires 
de recherches et d’essais. . 

Dans ce inonde d’avant 1914, Turin fait figure.de ville modèle. 

Tout cela n’aurait certainement pas existé si le Cinéma Italien était né dix ans 
plus tôt, en 1896 au lieu de 1906. 


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Il Banrlito d’Alberto Lnttuada (104C1- 


Lorsque Gaston Velle, Segondo de Chomon, Charles Lepine quittèrent Paris 
pour l’Italie, ils abandonnaient des Studios et des Sociétés où commençait à s’instau¬ 
rer la sclérose d’un canon, d’un dogme de prise de vue qui allait brimer tous les 
hommes de valeur capables en France de faire progresser l’art de la mise en scène. 

’ Ils en avaient sans doute été déjà marques, mais il en sortaient riches d’une 
grande expérience aéquise, car déjà à l’époque, presque tout avait été trouvé dans 
l’art de la prise de vue, y compris le gros plan qui allait être systématiquement banni 
comme moyen d’expression du Cinéma Français. 

Par contre, à rebours de Pathé et des futurs maîtres de la S. C. A. G. L. et 
du. Film d’Art, les hommes qui s’étalent assuré leur concours étaient beaucoup plus 
jeûnes et d’une culture à la fois plus évoluée et plus hardie que celle de leurs maîtres 
français. Il n’y avait ni un Zecca , ni un Pathé, ni une Alice Guy, pour venir tout 
contrarier et imposer la dictature de l’analphabétisme ; les ingénieurs de i’ïtala 
et de l’Ambrosio avaient une'culture littéraire et humaniste qui faisait totalement 
défaut au petit.bourgeois des Arts et Métiers qu’était l’ancien fabricant d’appareils 
photographiques Gaumont et dont les préjugés brimèrent un homme aussi raffiné 
que Jasset qui dut abandonner l’Elgé-Gaumont, ce dont dut tenir compte un homme 
aussi cultivé, aussi instruit que Feuillade. 

En Italie, le destin du Cinéma était entre les mains d’hommes qui ne s’étaient 
pas fait avec le cinéma, mais qui y étaient venus avec la volonté de le considérer 
comme une industrie et le désir d’en faire un art. Jamais Pathé ne s’est essayé à 
la mise en scène. Toute la carrière d’homme d’affaires et d’industriel de Pastrone 
aboutit à la création, à la volonté de s’imposer dans un art. Un Frusta, le Zecca 
de l’Ambrosio, est un homme cultivé, pour qui écrire est une fin en soi. Mais cela 
suffit-il pour tout expliquer ? Après tout Pathé, Gaumont, ne vont plus être seuls, 
le banquier Laffitte, les bourgeois français qui vont aider à la formation de la S. C. 
A. G. L. ne sont pas des Zecca, mais ce sont des bourgeois. 

Les maîtres du Cinéma Italien appartiennent à une autre race, celle des pion¬ 
niers. Il faut chercher leur équivalent parmi les prometteurs de l’Industrie auto¬ 
mobile et aéronautique. Leur état d’esprit est différent. Ce sont des sportifs et l’on 
sait ce que symbolise le sport à cette époque. C’est en plein xix e siècle le premier 
geste d’un nouvel esprit, l’annonce d’une nouvelle époque. 

C’est cet esprit de jeunesse qui explique la hardiesse du Cinéma Italien, elle 


6 







en est le moteur. C’est elle qui fait de Turin et de l’Italie pendant quelques années 
le cerveau du Cinéma mondial dont Paris deviendra cependant la capitale. 

Au contact de ces hommes nouveaux, un Segondo de Ghomon, un Charles 
Lépine, vont bien vite se libérer de tous les préjugés et le Cinéma Italien va connaître 
en 190g et 19 jo ses premiers triomphes : Les Derniers Jours de Pompéi , înferno , La 
Gaduta di Troia de Pastrone. 

Il suffit de comparer ces années avec celles du Film d’Arte, Pathé de Rome 
pour saisir tout ce qui différencie les films produits pour satisfaire les hommes qui 
ont conservé l’habitude du Cinéma forain, de ceux que dirigaient les ingénieurs* 
intellectuels et cinéastes travaillant pour les maîtres de l’Industrie Italienne, hantés 
par la tradition de la littérature et des arts plastiques. 

Le Lorenzaccio du Film d’Art Pathé est une œuvre grossière, vulgaire, sans style, 
aux acteurs déguisés avec la défroque misérable de comédiens ambulants. Le Bru- 
tus de lMtala est, au contraire, tout peuplé déjà de ces images qui faisaient écrire, 
en 1926, à Elie Faure, que l’on pouvait trouver dans chaque film des images évo¬ 
quant les grands maîtres de la peinture. 

Ceci déjà est la grande caractéristique de l’Art muet italien . ' 

Il n’oublie jamais qu’il est le cinéma d’un pays qui a été pendant des siècles 
la patrie des arts plastiques. 

Il saura transposer d’étape en étape, de mieux en mieux, toutes les traditions 
et acquisitions qui mènent à l’art du xix e siècle et sous toutes ses formes. 

La plastique des peintres naturalistes, celle des peintres d’histoire mène à 
l’art et se retrouve dans ses films. 

Les grands thèmes littéraires adoptés par le xix e siècle ou qui furent de ce siècle, 
ont profondément marqué l’inspiration de ces sujets et de ces mises en scène. Les 
grands courants du ?ux e , du romantisme au symbolisme, se font jour au cinéma grâce 
à eux. Zola, .Flaubert, Maupassant, sont les auteurs préférés de leurs metteurs en 
scène. Ils les comprennent et ils savent les interpréter mieux qu’un Capellani à 
Paris ; le souvenir de Baudelaire, ignoré du Cinéma français des années 10, hantera 
le Cinéma italien de la même période. 



Il sole s Orge ancora d’Aldo Yergauo (1!MG). 


7 





Tout le mouvement d’avant-garde de la fin du siècle dernier trouve une expres¬ 
sion cinématographique grâce au Cinéma italien. 

Les symbolistes, les préraphaëlistes et jusqu’aux futuristes influenceront cet 

art. 

Pathé, Gaumont, Eclair,' ignorent complètement les ballets Russes et Dia¬ 
ghilev. Les Italiens ne vont pas tarder à s’en inspirer et finiront par faire appel à 
Ida Rubinstein. La S. C. A. G. L, sacrifie à Maurice Dormay, ITtalie à Henry 
Bataille et ceci montre bien toute la différence de génération. 

C’est à Turin et à Venise que Max Reinhardt va tourner, en 1913 et 1914, 
les films annonçant l’expressionisme allemand avec cinq ans d’ayance. Paris ignore 
Saint-Pétersbourg et Moscou et les hommes de théâtre avec lesquels Turin colla¬ 
bore, et le premier film d’Antoine n’est pas un film français, mais italien, arrivant 
avec quatre ans d’avance sur ceux qu’il réalisera à la S. C. A. G. L, 

En somme, lorsque l’historien futur voudra connaître, non pas le visage de 
la réalité quotidienne de la vie, mais le reflet de la pensée d’une époque, lorsqu’il 
voudra savoir quels étaient les grands courants du xix e et jusqu’au visage de l’aca¬ 
démisme, il n’est qu’un cinéma, entre 1909 et 1915, auquel il puisse se référer, 
c’est le Cinéma Italien et si, par la suite, il doit étendre son investigation à la pro¬ 
duction d’autres pays, c’est toujours dans des pays qui furent fortement influencés 
par l’exemple du Cinéma Italien : la Russie, l’Europe centrale, la Scandinavie 
ou 1 ? Amérique. 

Dans l’Histoire du Cinéma, l’art muet Italien est l’art d’une époque, d’un 
monde, d’une culture : celle du xix c siècle. 

C’est ce qui fit sa grande force, ce qui explique son expansion, sa portée mon¬ 
diale à une époque où le cinéma quitte la foire pour essayer de devenir un spectacle, 
o Et c’est aussi ce qui explique sa faiblesse et, en grande partie, la désaffection 
subite du public aussi soudaine, après la guerre de 1914, que son succès avant cette 
guerre qui clôt une période et délimite l’art du xix e de celui du xx e . 

; Ainsi, et pour les raisons que je viens d’exprimer, le Cinéma muet Italien a 
constitué une étape capitale, nécessaire, indispensable dans l’évolution du Cinéma 
mondial ; en cela il a préparé l’étape suivante qui n’aurait jamais pu avoir lieu sans 
lui* 

Si nous avons connu, à Paris notamment entre 1916 et 1919, cette découverte 
du Cinéma par les élites, grâce à laquelle le Septième Art se fit et s’imposa, c’est que 
l’élite avait commencé à venir au cinéma, à s’habituer au Cinéma à la faveur du 
Cinéma Italien. 

Si l’avènement du film d’art en 1908 et U Assassinat du Duc de Guise aboutit à 
Forfaiture^- c’est grâce au Cinéma Italien qui s’était trouvé en 1909 prêt à faire sien, 
à prolonger, à accomplir la révolution du film d’art. 

Si Griffith à son tour, après six années de gestation, ouvre avec Judith de 
Béthulie , l’art du 7 e art, il le doit également aux Italiens, et c’est là l’essentiel. 

Il ne; faut pas s’imaginer que le rôle historique du Cinéma Italien d’alors se 
borne à donner satisfaction à une nouvelle couche de spectateurs. 

, Jamais le' Cinéma Italien n’aurait pu imposer ses sujets, ses métrages inhabi¬ 
tuels (2 et 3.000 mètres n’effrayaient pas dès 1911 les producteurs Italiens) si son 
rôle s’était limité à mettre le Cinéma, par ses sujets, au service d’une classe. 

Si ses metteurs en scène s’étaient contenté de plaquer cette façade à leurs 
films, s’ils n’avaient pas fait progresser à la faveur de leur mise en scène l’art du 
cinéma lui-même, s’ils n’avaient pu pressentir et dèviner ce que le cinéma pouvait 
être et devenir, leurs films n’auraient jamais pu s’imposer au public populaire, 
l’émouvoir, le transporter hors de lui-même et le faire communier avec ces nouvelles 
couches de spectateurs qui, au lieu de chasser le public populaire des salles, venait 
communier avec lui dans une même admiration. 

C’est parce que le cinéma muet italien sut découvrir des vérités cinématogra¬ 
phiques essentielles et parce qu’il sut mettre la culture de ses metteurs en scène, de 





Pina Mcnjchulli dans Le Jardin de la Volupté (1916). 


ses acteurs, de ses scénaristes, de ses décorateurs et de ses acteurs au service du cinéma 
lui-même, qu’il réussit à nous toucher. 

On ne peut se nourrir de la pensée et des travaux des maîtres de l’art et de la 
philosophie contemporaine sans en tirer soi-même profit dans l’expérience quoti¬ 
dienne, la manière de considérer le monde, le métier qu’on exerce s’il exige de vous 
une création. 

On ne peut comprendre et partager le bénéfice des novateurs sans être nova-: 
teur soi-même dans son propre métier. Et c’est ainsi que Cabiria n’évoque pas 
Flaubert et Salambo par l’extérieur, mais aussi par l’intérieur. Pastrone n’a pas 
fait de Cabiria une grande machine carthaginoise évoquant par cela seul et P ampleur 
ues moyens, Pceuvre de Flaubert. Il a su retrouver avec sa caméra et dans sa mise 
en scène l’inspiration et Part à la fois précis et surchargé, visionnaire et réaliste, qui 
justifient le livre de Flaubert. 

C’est ainsi que les cinéastes italiens firent surgir des données limitées de Part 
cinématographique primitif, des moyens d’expression en rapport avec les sujets 
évolués qu’ils désiraient transposer sur l’écran ; il n’est pas un film italien de cette 
époque où l’art cinématographique italien ne gagne du terrain, n’explore du nou¬ 
veau. 

Les pionniers français d’avant 1906 avaient tout découvert à l’état brut, les 
Italiens tirent parti de ces découvertes d’ordre techniques pour les adapter et s’en 
servir comme moyen d’expression. 

La composition des images, Part des cadrages de leurs films n’ont pas alors 
d’équivalent. Ce 11e sont pas seulement des yeux de cinéastes qui les ont composés, 
mais des yeux d’habitués de Musée et de spectacle d’Opéra. 

Si les Français et les Italiens se rencontrent souvent dans certains effets plas¬ 
tiques, les Français y atteignent uniquement par leur propre expérience, par l’enri¬ 
chissement de leur métier, les Italiens par la volonté d’une transposition littéraire. . 

Si les Français, grâce à leurs décorateurs, transfuges du théâtre, réussissent à 


9 





évoquer par moment le théâtre ou Topera, c’est toujours par l’extérieur et par hasard, 
au contraire des Italiens qui ne rejoignent pas l’Opéra, mais obligent le Cinéma à 
s’enrichir des expériences et de la tradition dramatique et plastique de la grande 
mise en scène. 

Comparez Perret, l’homme qui dans le Cinéma français se rapproche le plus 
dans ses recherches de celles du Cinéma italien. Quelle que soit l’admiration que 
nous ayons pour U Enfant de Paris , peut-on dire que ce soit autre chose que le souci 
d’être vrai qui fasse jouer ainsi Perret de la profondeur de champ, du jeu de lumière 
alors que la même année Caserini nous entraîne déjà avec le prologue de U Enfer 
de Danle , vers le monde des Suédois et des Allemands. 

Peut-on dire que Feuillade soit à la hauteur de lui-même lorsqu’il essaie de 
composer un. film d’après Bouguereau et fasse alors autre chose qu’un tableau 
vivant, alors qu’au contraire, lorsqu’en Italie l’esprit seul de la peinture qui souffle 
sur la composition de la plupart des films porte souvent le cinéaste, l’opérateur, 
au-dessus de lui-même. 

Les grands Français d’alors, un Feuillade, un Perret, ne sont grands, ne nous 
sont proches, ne dépassent les Italiens par la certitude d’un métier qui les maintient 
toujours au cœur même du problème et de ce qui constitue l’essence même du 
cinéma, que parce qu’ils demeurent fidèles à l’esprit des films de Louis Lumière, 
que parce qu’ils ne veulent voir du cinéma qu’une machine à refaire la vie, qu’ils 
s’en tiennent à l’essentiel, à un dépouillement qui nous éblouit aujourd’hui, qui 
nous éblouira toujours demain, mais dont un historien doit reconnaître qu’il ne 
répondait pas alors aux besoins du progrès cinématographique. 

Voyez au contraire vers quoi tendent les Italiens dans leur volonté de faire 
du cinéma un art égal aux autres. 

Le Cinéma est, par essence, un art photographique. 

En France, Part des opérateurs est incomparable, mais se limite à l’exercice 
d’un métier. En Italie, opérateurs français transfuges ou opérateur italiens, dans 
leur volonté de faire progresser l’art cinématographique, travaillent la photogra¬ 
phie avec un tout autre esprit. 

La photographie étant essentiellement basée sur les blancs et les noirs, donc 
sur les jeux d’ombres et de lumière, opérateurs et ‘metteurs en scène italiens voudront 
dans les grands studios à verrière se comporter déjà comme les futurs cinéastes 
de 1920 ; pour aller plus loin que les Français ils' ne vont pas hésiter à bouleverser 
toutes les données du décor de cinéma pour pouvoir jouer avec les surfaces, avec 
les courbes des colonnes, avec les reliefs des sculptures, avec les reflets des étoffes 
et des drapés, avec les perspectives, avec les transparences des voiles à contre jour, 
avec les seuls effets possible de lumière artificielle et naturelle combinée : torches, 
incendies. 

Les masses de figurants qui, en France, emplissent PimageMans les films histo¬ 
riques comme sur la scène à la fin de la Revue, quand tous ceux qui ont pris place 
à la pièce viennent s’aligner devant le public, soht utilisés par le cinéaste italien 
comme une masse sur laquelle jouent l’ombre et la lumière et l’acteur lui-même. 

La photogénie, ce mot clef de Louis Delluc, est une invention des Italiens. 
Ce sont eux les premiers qui Pont exigée de leurs interprètes, ce sont eux les premiers 
qui ont su les trouver en fonction de l’objectif. 

Comme cela est loin des préoccupations de nos metteurs en scène d’alors. 
Ils prennent à Paris, sur les Boulevards, ou ailleurs, des acteurs remarquables qui 
dotent le cinéma du naturel de leur art sans apporter rien d’autre que la perfection 
et l’absence de défauts. 

Pour les Italiens, au contraire, ils sont toujours dominés par la lutte entre¬ 
prise pour créer TArte muto, pour l’enrichir de toutes les possibilités de l’art drama¬ 
tique. 

Et comme le cinéma n’est pas seulement à leurs yeux l’art cle la photographie, 
mais le théâtre muet, ils vont, avec ïè’ concours de leurs acteurs et surtout de leurs 
actrices, choisir en fonction de leurs dons plastiques un jeu adapté au mutisme de 


10 


Eleonor» Duse dcms Centre de- Fel>o Mari (1916). „ 


récran, mais capable cTexprimer toutes les nuances, toutes les richesses, toutes les 
émotions. . , 

Si les premières stars du cinéma mondial sont Italiennes, c’est à cause de cela. 
Si dans le monde entier les plus grandes actrices furent, et sont encore, influen¬ 
cées dans leurs jeux par les premières dm du Cinéma Italien, c’est parce qu’incon- 
testablement, entre 1910 et 1915, les Italiens jetèrent les bases d’un certain nombre 
de règles de mise en scène et d’interprétation qui marquèrent profondément l’art 
muet et à travers lui, le parlant. 

Ces règles ne sont jamais sorties du domaine de l’image animée et du théâtre 
muet. 

Est-ce à dire cependant que les Italiens ne surent pas aller plus loin que Cal- 
mette ou Méliès ? Ce serait faux* Les cadrages, ancêtres de nos angles de prise de 
vue, les rapports rythmiques, les changements de plan à plan, le découpage, les 
actions parallèles ou simultanées, le contrepoint ont été connus des Italiens qui 
complétèrent ainsi et achevèrent la mise au point des règles de base du cinéma, 
mais même quand un Pastrone pénétrait dans l’image à la faveur du travelling, 
c’était beaucoup plus par intuition, par une prescience géniale* ou par un acquis 
de science qui vous portait déjà plus loin qu’on ne le pensait. Jamais le cinéma italien, 
parce qu’il a été essentiellement Part des pionniers, n’a su franchir un certain stade 
qui exigeait un sens du cinéma plus évolué, il avait mis.au point toutes les pièces 
du puzzle, mais c’est ailleurs, dans un autre pays, qu’allaient surgir celui et ceux 
qui sauraient l’assembler, en fixer la synthèse, en codifier les lois et ce n’est certai¬ 
nement pas un àccident si le bond en avant fut effectué aux U. S. A. 

Cependant, jamais Griffith 11’aurait pu parvenir à Birth of a Nation et à Intolé¬ 
rance , et Ince à ses grands films de la guerre de Sécession, si le cinéma Italien n’avait 
pas existé. r ‘ 

Mais il y a mieux, si nous quittons le domaine de Part cinématographique 
pour pénétrer dans celui de la profession, de l’industrie et du spectacle cinémato¬ 
graphique proprement dit, nous nous apercevons que si Hollywood a remplacé 





Scinsctà tic Vittorio De Sien (1945), 


Paris dans sa suprématie mondiale, c’est en grande partie parce qu’il su faire sienne 
la leçon de Turin. 

Il suffit de se promener à travers l’Exposition Italienne de l’Avenue de Mes¬ 
sine pour s’en apercevoir. Tous les mythes, tous les thèmes de production dont ne se 
sert pas encore Hollywood et la plus grande partie de l’industrie du film d’alors ont 
été élaborés et fixés par la production italienne des années 10. 

,F A une époque où les cinémas français et américains se contentaient de fabri¬ 
quer des films sur des généralités : comiques, dramatiques, historiques, légers, les 
Italiens avaient déjà découvert le mythe de la femme fatale et celui du séducteur 
fatal, celui du gangster eu grand cœur, du policier apache, du jeune premier spor¬ 
tif, de Tarzan, celui de la grande mise en scène et celui du film noir. 

Garbo sort de Bertini, Bette Davis de Borelli, Douglas de Maciste et Ghione, 
Sternberg et Lubitsch sortent de Lucio d’Ambra et G. B. de Mille de Quo Vadis , 

Ainsi le Cinéma Italien, entre igto et 1914 et, plus tard, entre 19r5 et *g 17, 
joue un rôle aussi capital, influence autant le cinéma mondial que le cinéma italien 
d’aujourd’hui. - 

Un vide durant deux ans, entre 1906 et igoB, lui aura permis de prendre cette 
avance et d’être le trait d’union entre la découverte française et la révélation amé¬ 
ricaine de 1916. - - 

Il y a quelques années, on n’en connaissait rien sinon Quo ,Vadis et Cabiria , 
Francesca Bertini et Pina Menichelli et si Bertini et Cabiria trouvaient encore grâce 
aux yeux de la postérité, cinéma italien était devenu synonime à partir de tg2o de 
mauvais cinéma. Seuls, pour quelques jeunes, les souvenirs d’enfance réussissaient 
à maintenir au tréfond de la conscience de quelques-uns un penchant secret, inavoué, 
pour le cinéma italien. Dix années de recherches historiques, vingt-cinq aiis de recul 
nous permettent enfin d’èn mieux connaître l’évolution et d’en pénétrer l’essence. 

S’il était admis en 1929. que les Italiens avaient inventé la femme fatale et que 
Brigitte Helm procédait de Bertini, qu’ils avaient été les premiers à s’être servi 
des foules à l’écran, quel est l’homme qui, sans s’exposer aux quolibets, se serait 
permis d’écrire que La Nuit de la Saint-Sylvestre , l’œuvre de Murnau, Le Montreur 
d'Ombres , Fritz Lang, celui du ’ Tombeau Hindou et de Mabuse, des Trois Lumières 
et de Métro poils, dérivaient de l’Ecoïe Italienne, que Siegfried et Faust n’étaient pas 


12 











la manifestation d’un esprit en réaction contre l’Ecole Italienne, mais bien au 
contraire T aboutissement de celle-ci et qu’il ne fallait pas juger le Cinéma Italien 
sur les films de l’Union cinématographique italienne, mais sur ceux qui précèdent 
l’arrivée d 'Intolérance en Europe, que Ince lui-même, le grand Ince de Delluc, avait 
fait siens dans le Désastre et dans Le Gondolier de Venise , le meilleur du Cinéma Ita¬ 
lien. Et pourtant tout cela est aujourd’hui l’évidence même pour tous ceux que 
passionne F Histoire du Cinéma, 

J’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de voir de ces films sur le Resorgimento 
où les images ont la beauté, la précision des daguéréotypes et des calotypes, où 
tout a l’air si vrai qu’il faut sans cesse se souvenir que le Cinéma est né en 1895 et 
non pas en 1845, où la beauté des paysages, les mouvements de troupes, les chevaux, 
la situation dramatique d’une Italie déchirée évoquent sans cesse l’épopée du 
Cinéma américain sur la guerre de Sécession. 

Ainsi, par exemple, un homme est obligé, par son serment patriotique à la 
Maffia, d’aller tuer, dans Milan occupée, un traître qui travaille avec les Impé¬ 
riaux, puis c’est la guerre, la victoire, le retour des troupes et dans Turin les bals 
des officiers et les fiançailles de sa fille avec un jeune héros. Cet homme va passer 
en conseil de guerre, accusé d’un crime crapuleux. La dernière partie du film est 
absolument bouleversante, celle du tribunal où le principal interprète découvre 
que l’homme qui aime sa fille est accusé du meurtre de l’homme qu’il a tué. 

Il faut avoir vu ces images où le metteur en scène et l’acteur essaient de tra¬ 
duire dans cette scène en plan fixe et sans l’aide de gros plan, toute l’agitation, 
toutes les pensées, toutes les hésitations, tous les refus, tous les remords de cet homme 
qui se demande s’il doit ou non se dénoncer, pour comprendre que ce n’est pas par 
goût du paradoxe que j’ai évoqué plus haut La Nuit de ia Saint-Sylvestre qui atteint 
au même paroxysme avec la même économie de moyens. 

Et que dire de Tigris aux. cadrages si savants, qu’ils devancent l’époque de 
dix ans et donnent l’illusion d’angles de prises de vue ; que dire de ce film de gangster 
qui nous fait pénétrer dans un monde traité déjà avec l’accent du Club 73, C’est 
un. des premiers films consacrés aux bas-fonds qui commencent à surgir en Italie et 
dans cette œuvre apparaît un phénomène nouveau à l’écran dont seule l’œuvre de 



Païsa de Rûberto Rossellini (194G). 


13 





Bourgeois, Les Victimes de VAlcool , offre un équivalent hors d’Italie, celle d’un natu¬ 
ralisme si dense, si expressif, qu’il atteint à la réalité la plus matérielle et la plus 
cruelle, celle d’un naturalisme si intense qu’il faudra attendre les dernières années 
du grand cinéma allemand et Le Maudit de Fritz Lang pour en retrouver l’équi¬ 
valent dans un autre climat plastique, car ce qui frappe, ce qui bouleverse et ce qui 
fera de Sperduti Nel Buio un des sommets du cinéma de tous les temps, c’est que cela 
baigne dans une lumière, sous un soleil que nous n’avons plus jamais retrouvé dans ' 
aucun film, pas même chez Bunuel. Du monde des bas-fonds au monde des hommes 
du peuple, de la cruauté des criminels à la souffrance des exploités de la société, 
du fantastique du Cinéma policier au fantastique social le pas est vite franchi, 
et le cinéma italien muet a été le premier à tourner dans les Studios et les rues de 
Naples, de Milan, de Turin, ces films de misère et d’opulence, de désir et de priva¬ 
tion, qui ont fait le triomphe, dix ans plus tard, des cinéastes allemands. 

Rien n’est plus près de La Rue, de Grune et rien pourtant n’est plus loin de 
cette humanité recréée au studio. ' 

Le miracle du cinéma italien, hier comme aujourd’hui, est ’d’avoir su faire 
sortir la réalité d’elle-même, de l’avoir transfigurée en filmant la rue. 

Puis c’est la rue, dans son aspect le plus quotidien, le moins pittoresque qui 
s’empare du Cinéma Italien, avec Sperduti Nel Buio qui demeure aux yeux de tous 
ceux qui Pont vu un véritable phénomène cinématographique ; c’est déjà le Cinéma 
Italien contemporain, c’est déjà le monde de Sciascia et du Voleur de Bicyclettes. Tout ce 
que le muet avant de mourir essaiera d’exprimer, tout ce que nos critiques de 1929 
trouvaient dans le dépouillement de certains films soviétiques, toute cette volonté 
de traduire la réalité la plus quotidienne qui s’exprima au même moment dans 
Telle est la Vie , dans Finis Tenue, dans Les Hommes du Dimanche est dans ce film, 
mais quels accents t et quelle divination du Cinéma ! Je suis de ceux qui ont eu le 
bonheur de voir Sperduti Nel Buio . Vous dire ma stupeur quand les images du pro¬ 
logue me saisirent à la gorge avec leur sobriété, leur découpage qui frisait le mon¬ 
tage. Jamais un homme n’avait été si loin en 1914 dans la découverte du cinéma 
et le pouvoir d’émotion. 

Il fallut attendre Murnau pour trouver un pareil art de la composition, Grif¬ 
fith et Lilian Gish, Le Lys brisé, pour trouver une telle intensité dans l’expression 
dramatique, et VAtalante pour retrouver avec des moyens aussi simples une transpo¬ 
sition aussi cinématographique du réel. 

Sperditi Nel Buio , mais c’était la justification, l’explication de tout l’effort, de 
tout ce qu’avait cherché le Cinéma Italien I 

Comme son message ultime et le plus essentiel, comme son aboutissement, 
ce film témoignait comme le cri d’urie nation, de ce qu’elle aurait voulu dire et de 
ce qu’011 lui avait ôté le droit d’exprimer. Et c’était bien cela le véritable message, 
la tradition de la cinématographie italienne que l’on nous avait toujours caché, car 
dès que le bâillon lui fut arraché, 30 ans après, tout se passa comme si SperdatiNel 
Buio était d’hier. '** 

Ainsi le Cinéma Italien n’avait qu’un ennemi, un seul, et ceci explique pour- 
• quoi il a fallu attendre trente ans pour qu’il puisse s’accomplir. Trente ans où chaque 
fois que le prisonnier essayait de parler, de bouger, de signaler sa présence, le geôlier 
s’empressait de le cacher à nos yeux. 

Pouvait-on voir hors d’Italie Musco et Petrollinî , « 1860 » et Le Ventre de Rome qui 
est à notre Sang des Bêtes ce que La Zone est à Àubervilliers ? 

Et c’est ainsi qu’au hasard d’un voyage, nous pûmes voir presque clandesti¬ 
nement, la même année, en 1940, Sperduti Nel Buio et IlFianto Deîle Z^elle, de Pozzi 
Bellini qui fut ainsi le premier bourgeon du Cinéma nouveau aussi vite primé à 
Venise qu’interdit en Italie. 

Dès lors on pouvait tout prévoir : le grand cinéma d’après guerre serait l’Italie. 
Dieu sait si l’on s’est moqué de nous lorsque nous l’annoncions et pourtant cela fut. 

Si Fon peut empêcher le monde extérieur d’approcher un prisonnier, on ne 
peut empêcher le prisonnier de vivre, on ne peut l’empêcher de respirer le même 


14 




Theoaova de Carlucci (101Ô). 


air que les hommes libres, on ne peut Pempêcher de devenir si sensible que les bruits 
les plus étouffés parviennent toujours jusqu 3 à lui. 

Ni de Santis, ni Castellani, ni Lattuada, n’étaient sortis d’Italie, mais si on pou¬ 
vait les empêcher de voir les grands chef-d’œuvres de la cinématographie mondiale, 
pouvait-on les empêcher de savoir qu’un Prévert, un Eisenstein, un Ben Hecht 
existaient, pouvaît-on les empêcher de lire et, à défaut de films, de regarder les 
photos. 

Pouvait-on empêcher Visconti de se souvenir de Renoir ; Amidei, Zavattini, 
de Sica, de se souvenir de leur enfance et de leur passé. 

Ainsi le Cinéma néo-réaliste ne surgissait pas plus du néant en 1946 que le 
vieux Cinéma Italien en 1906, Il avait pris à la fois racine à l’étranger partout où 
le cinéma et la littérature avaient su exprimer la réalité sociale de notre temps, 
aux U. S. A. et à Moscou, à Paris et à Berlin, mais aussi et surtout sur le sol même 
de cette Italie, où selon le code de la censure, il n’y avait plus de mendiants, plus de 
mouches, plus d’inondations du Pô, plus de misère, plus d’affamés, plus d’orgues de 
Barbarie, plus de vie populaire, mais des Palaces, d’élégants officiers, des Ministres, 
des téléphones blancs et des hommes qui, tous les matins, se mettaient en toge 
pour mieux cacher le sexe qu’on leur avait ôté. 

Ainsi dans cette Italie prisonnière la jeunesse s’accrochait à Venise, aux cri¬ 
tiques des journaux étrangers, aux bibliothèques, aux « Ciné-Guf » où l’on pou¬ 
vait étudier le patrimoine historique du Cinéma, à Sperduti Xd Buio conservé au 
Centre Expérimental de Rome comme la flamme toujours vivace du Cinéma Ita¬ 
lien, Les Allemands l’emportèrent avec eux en quittant Rome et le film disparut, 
peut-être hélas pour toujours. Ils espéraient ainsi tuer dans l’œuf le néo-réalisme 
italien, mais comment puisque l’esprit de Martaglio était Pesprit même d’un peuple 
que leur fuite et l’anarchie du début de l’après-guerre libérait enfin de toute 
contrainte, de toute censure et les chefs-d’œuvre succédaient aux chefs-d’œuvre, 
de 1946 à ces tous derniers jours. 

Dès qu’un homme faiblissait et, grisé par son succès, se laissait prendre au 
piège de ce cinéma qu’une société de milliardaires oisifs croient profond parce 











Ma ciste aux Enfers de Guldo Brignognc (1926). 


qu’elle n’arrive pas à en rire ni à en pleurer, de nouveaux venus surgissaient pour 
poursuivre la tâche où ils Pavaient laissée et des hommes qui avaient débuté dans le 
plus pur formaliste venaient ajouter leurs chefs-d’œuvre au nco-réalisme italien. 

Il n’est pas dans notre intention de parler de ces films et de ces hommes car 
nous voulions simplement'démontrer par ces quelques lignes le parallélisme de la 
double destinée de la Cinématographie Italienne. 

Notons cependant le côté de phénomène collectif de cette Ecole. Le Cinéma 
français des années qui précédèrent la guerre fut grand, mais par quelques hommes. 
Il reposait entièrement sur deux ou trois metteurs en scène, deux ou trois scénaristes. 
Le néo-réalisme italien d’après-guerre repose, au contraire, à la fois sur des hommes 
et sur un mouvement de fond, puisqu’il influence tous les metteurs en scène, souvent 
même contre leur style et leur passé. 

Hélas,-voici que comme jadis réapparaissent Mes saline et Fabiola, Quû Vadis et 
Les Derniers Jours de Pompei, Ulysse et Jîausicaa. Mais, cette fois, sans l’excuse que 
pouvaient invoquer les Febo Mari, les Guazzoni, les Gabriçllino d’Annunzio ( i), qui 
tuèrent la cinématographie italienne à coup de forum de plâtre, d’impératrices 
démoniaques et de souvenirs d’école primaire. 

Car Cabiria leur était tout proche et ils cherchaient à en renouveler le succès en 
s’appliquant à la lettre sans en saisir l’esprit. Car Cabiria , qui appartient à Thistoire 
mondiale, en fermant une étape et en en ouvrant une autre, a eu pour curieuse desti¬ 
née d’oüvrif la voie à la Cinématographie mondiale et d’écraser, par son exemple, 
le Cinéma Italien. 

Là où Griffith avait vu le premier geste d’un cinéma nouveau et s’était laissé 
entraîner par Pas trône vers Part rythmique d 9 Intolérance, PItalie n’avait vu qu’un 
film historique plus riche, plus somptueux que tous les autres, dont l’ampleur du 
décor justifiait le succès. 

Quand donc comprendrez-vous, Italiens, que ce n’èst pas Sophonisbç mais 


(i) Fils du poète, devenu acteur de cinéma, pour le Film d’Arte ftaltanà , filiale de Pathé. 


16 







l’aube du cinéma moderne que nous saluons dans ce film. Quand donc compren¬ 
drez-vous que c’est la nudité de Macis te et non la toge de Scipion, que c’est le Bri¬ 
seur de chaînes et non le général lymphatique qui est la clef de ce film. 

Quand donc comprendrez-vous que Pas trône n’a couvert de ses temples, de 
ses escaliers, de ses colonnes, de ses statues géantes à feuilles d’or, de ses figurants 
et de ses machines de guerre ses collines* de Turin que pour mieux écraser le passé. 
Gomme un général 'qui s’assure avant d’engager une bataille qu’il surclassera de 
toute manière l’ennemi, fut-ce avec ses propres armes. 

Quand donc comprendrez-vous, Italiens, qu’il est temps d’oublier Rome et 
les miasmes mortels accumulés dans ses égoûts. Quand donc comprendrez-vous 
qu’en tournant Cabiria^ Pastrone ne cherchait pas à glorifier Rome, mais à mieux 
nous rendre proche de l’homme moderne égaré dans ce film et qui, à lui seul, par 
son vouloir et sa force individuelle, suppléait au Destin. 

Vous n’êtes tout de même pas de la race de cet homme qui, pour avoir trop vu 
Cabiria sans en saisir l’esprit, avait cru se conformer au Scipion de ce film et, chaque 
fois qu’il paraissait au balcon du Palais de Venise, le grand Pastrone éprouvait 
le remords, à voir ses attitudes copiées des Romains d’opéra de Cabiria , de se sentir 
responsable de la mascarade qui écrasait l 5 Italie, 

Ce n’est tout de même pas à l’heure où le néo-réalisme guide le Cinéma Japo¬ 
nais, où la Perse veut que sa permanence cinématographique soit néo-réaliste, où 
l’Inde envoie à Venise des filins qui témoignent de la portée de votre influence ou 
Little Fugitive montre que l’Amérique vivante a compris la leçon de vos films, que 
nous allons voir renaître le règne des téléphones blancs avec je ne sais quoi d’anti¬ 
septique, de sophistiqué et de châtré, qui a tué ailleurs le meilleur du Cinéma, 

Quand on doit tout au néo-réalisme, on n’a pas le droit de le rejeter sous le 
faux prétexte de néo-romantisme et de psychologie, on n’a pas le droit de décevoir 
le monde et de confondre PExcelsior avec le Palatin et Suburre avec le Cinéma. 

Henri Langlois 



Cabiria de Giovanni Pastrone (1914). 


2 


17 





NAISSANCE D UN MUSEE 

(Le Musée du Cinéma de Turin) 

par Maria Âdriana Prolo 


Maria Adriana Prolo installant son exposition à la Cinémathèque française. 



Écrire sur mon petit Musée, qui aura "bientôt treize ans, c’est pour moi comme 
si j’écrivais sur un petit garçon dont je me serais occupé et qui aurait grandi en me 
valant bien des soucis et des sacrifices mais aussi bien des joies. Seule différence entre 
un enfant et lui : il n’a pas eu besoin de chromosomes étrangers l II est né joyeuse¬ 
ment d'une idée, d’une idée qui m’est venue le 8 juin 1941» Sur un petit agenda où 
j’écrivais mes rendez-vous avec les gens que j’avais besoin de voir pour rédiger mon 
Histoire du Cinéma Italien muet, on peut encore lire quelque part : « Pensaîo il Museo 
Ùel Cinéma ». C’est 'tout. Mais si Von veut savoir pourquoi j’en suis venue à m’occuper 
de l’histoire du cinéma, voici « mon histoire » qui explique celle du Musée. 

Ayant obtenu le diplôme de professeur de Lettres et d'Histaire, je décidai de me 
spécialiser dans la période du « Risorgimento » (1815-1870). Mes premiers efforts furent 
soutenus par 2 e général-prince Nicolas Brancaccio di Ruffano, directeur de la Biblio¬ 
thèque Royale de Turin, historien militaire de valeur dont les méthodes de tra¬ 
vail étaient d’une grande rigueur, Ensemble nous publiâmes une histoire de la 
Maison de Savoie intitulée : Dal Nido Savoiardo al Trono d’Italia. Puis grâce 
à un prix du Rotary Club de Turin je partis pour Londres, en vue d’effectuer au 
« Public Record Office » des recherches sur L’Alabama Claims qui avait été présidé 
en 1871 par un grand jurisconsulte turinais, le comte Federico Sclopis de Salerano, dont 
j’étais en train de rédiger la biographie. Mais à la môme époque je m’intéressais aussi à 
l’histoire de la littérature et publiai un choix de poésie d’une « romantique » niçoise, 
Agathe Sophie Sasserno, précédée d’une Introduction sur l’histoire de la poésie fémi¬ 
nine Piémont aise jusqu’en 1860. Cette nouvelle orientation fut encouragée par un des 
plus aimables historiens italiens, l’académicien Federico Patetta que j’appelais « oncle 
Federico », comme j’avais appelé « Oncle Nie », le général Brancaccio, hélas trop tôt 
disparu de mon existence. « Zio Federico », qui me reprocha dans des lettres délicieuses 
ma trahison avec son homonyme .. le comte Sclopis — me persuada de persévérer. H 
fût Fun des premiers parmi mes amis à connaître le projet du Musée, Il regrettait seu¬ 
lement, me disait-il avec un sourire malicieux, de ne pas avoir parmi les trésors 


18 






de sa bibliothèque — dont il fit don à la Bibliothèque du Vatican — un scénario de 
Pétrarque ou du Tasse. 

Durant l'été de 1938 je recherchai avec ardeur des documents pour une histoire de la 
littérature piémontaise de 1890 à 1914. C'est alors que je rencontrai le poète Carlo 
Chiaves et G-uido Volante, qui avaient tout deux écrit des scénarios et, parmi de jeunes 
écrivains, Emesto Maria Pasquall qui avait abandonné le journalisme pour la mise en 
scène. Ne réussissant pas à trouver de la documentation sur eux, je feuilletai, volume 
par volume, les revues de cinéma muet, que j’avais trouvé à la Bibliothèque Nationale 
et j'esquissai à la diable un article intitulé « Torino cinematografica prima e durante 
la guerra », plein de faute et que, à tout hasard, j'envoyai à Bianco e Neko. Je ne 
connaissais alors ni l’Histoire du Cinéma de Pasinetti (parue l’année d’avant), ni la revue 
« Cinéma ». ni l’important article de Mario Gromo « Ascesa del cinéma subalpin o » 
publié par Scénario en 1933. Mes notes furent acceptées par Luigi Chiarini et parurent 
en octobre 1938. L'Argus de la Presse me révéla que mon article avait été favorablement 
accueilli et c’est alors que je décidai d'écrire mon histoire du cinéma italien muet. 

Ce fût alors la connaissance et la précieuse amitié de Giovanni Pastrone et d’Arrigo 
Trusta (le ciel me le conserve en vie de longues années encore !), la rencontre avec 
Charles Lepine, qui du petit lit où il était cloué, me racontait comme un conte les pre¬ 
mières années du cinéma français. Puis ce furent des metteurs en scène, des acteurs, 
des actrices, des décorateurs, des affichistes, tous avec le même regret : l’âge d’or du 
cinéma turinais avait aussi été celui de leur vie. Presque tous avaient des documents, 
des photos, des appareils et c'est pour cela que ce fameux S juin 1941 j’écrivis sur mon 
agenda « Pcnsato il Huseo del Cinéma ». J’achetai alors les premiers objets avec mes 
économies mais j'en vis vite venir la fin et m'adressai aux autorités et aux industriels 
de la ville. La Podestà m'assigna un salon dans la Mole Antonelliana où je pus abriter 
tout ce que j'avais pu acquérir avec mes neuf mille cinq cents lires en fouillant caves 
et mansardes ou le « Balun » (marché aux puces) de Turin. 

Le 22 avril 1943, le critique de cinéma de la Gazetta i>el Pqpolo pouvait publier 
un article sur cette nouvelle institution : un Musée du Cinéma à Turin. A Borne aussi 
on venait de fonder un Musée de Cinéma, le « Bicciotto Canudo » grâce à l’importante 
donation d’un Italien du Luxembourg, Dante Vannuchi. (Des collections très importantes 
ont disparu depuis au profit sans doute de ceux qui avaient intérêt à les faire dis¬ 
paraître.) Je fus alors invitée à fondre les deux musées mais il était déjà clair pour moi 
que le musée de Turin devait rester à Turin et la chose n’eut pas de suite. La guerre 
devint menaçante et je descendis tout mon matériel au rez-de-chaussées de la Mole 
dans un « rifugio » que la Podestà avait fait construire spécialement dans ce but. 



Le Musée du cinéma de Turin (à droite le « Mondo Niovo s). 


19 





Pendant trois longues et désespérantes années, en regardant le ciel rouge sur Turin 
bombardée, j'avais dans le cœur mon petit musée prisonnier et en grand danger. Au 
printemps de 1946 il fut possible de disposer les objets les plus précieux dans un salon du 
deuxième étage avec l’espoir d’un petit cercle de visiteur. Pour avoir les moyens d’acheter 
de nouvelles pièces (1 "urgence de la reconstruction rendait difficile une aide financière 
officielle) je me mis à enseigner dans un institut industriel. Pourtant j'avais des amies 
qui, longtemps sevrées par la guerre, s’achetaient des robes, de jolis chapeaux ; moi 
j’avais... le Musée. Blais ceci est un chapitre secret. 

Après une vaine tentative d'inclure une exposition cinématographique dans les fêtes 
du centenaire de 1948, le président de la « Pro Torino » me proposa de faire une 
exposition de cinéma à la Galerie Métropolitaine. Le 19 mars j’avais brusquement perdu 
ma mère, unique amour de mon existence et c’est presque sans réfléchir que je me suis 
jetée dans la préparation frénétique d’une exposition rétrospective qui eut beaucoup de 
succès mais qui fût gâtée par des sections un peu trop commerciales. Pourtant cette évo¬ 
cation du glorieux passé cinématographique de Turin me permit de faire connaître le 
Musée et d’acheter de nouveaux objets. Chacun d’eux a sa petite histoire propre, Je 
voudrai seulement esquisser celle du « Mondo Niovo ». 

En allant à Venise en août 49 pour faire une conférence au congrès des « Circoli 
del Cinéma », sur la nécessité d’un Musée National du Cinéma, j'avais aussi l’intention 
de rechercher un tableau de Magnasco où Von voyait une lanterne magique foraine dont je 
possédais une reproduction. Le propriétaire était un des plus importants antiquaires 
de Venise et de toute l’Italie. Le tableau n’était plus en sa possession mais il me dit avoir 
dans ses magasins un objet similaire également peint par Magnasco. Avec un magasinier 
muni d’une lourde clé je me rendis en gondole dans un « rio » mystérieux. Et c’est là, 
au delà d’une épaisse porte de bois, parmi une multitude de jolies choses, au-dessus d’une 
grande armoire que je vis la partie centrale du « Mondo Niovo ». J’en découvrais aus¬ 
sitôt la partie annexe et admirai l’ensemble avec une convoitise passionnée tout en 
me répétant que c'était folie de penser l’acquérir. L’antiquaire était parti en avion 
sans m’en révéler le prix et je dus repartir bredouille pour Turin, Mais le « Mondo Niovo » 
était dans mon cœur et, à bout de patience, en janvier 1950, j’écrivis à un ami vénitien 
qui connaissait bien l’antiquaire en question. Je sus alors le prix qui était très élevé et 
n’en dormis pas de deux nuits. J’obtins une petite réduction pour parvenir avec mes 
moyens et le prêt que m’avait consenti là Banque d’Italie à acheter le « Mondo Niovo », 
II arriva bientôt à Turin ; c'était ma première grande folie secrète, j’en étais à la fois 
épouvantée et heureuse, Je le montrai pour la première fois à l’exposition de cinéma du 
Premier Salon International de la Technique Cinématographique au petit palais de la 
Société promotrice des Beaux-Arts de Turin, En 1951 je publiai le premier volume de mon 
Histoire du Cinéma muet italien — le second est presque achevé — tout en continuant 
à m’occuper du Musée. Le 22 mai* 1953 un orage épouvantable détruisait une partie de la 
Mole Antonelliana. Il est impossible d’écrire ce que j’éprouvais avant d’apprendre que 
le Musée était sain et sauf, Mario Gromo écrivit alors un important article sur le 
Musée. Henri Langlois dont l’exposition au Palais Madama avait connu un vif succès 
arriva à son tour à Turin pour le film sur Chagall, Avec son aide amicale j’ai emporté 
la décision de l'institution du Musée. Le 7 juillet, septième mois de Tannée, à sept heures 
du soir, l’acte de constitution du Musée était signée par sept fondateurs : Arrigo Ernst a, 
Carlo Gi a chéri, Mario Giorno, Leonatdo Mosso, Giovanni Pastrone, Maria Adriana 
Prolo et Bruno Ventavoli. Le 3 octobre, dans le cadre des manifestations du III e Salon 
International de la Technique, on inaugurait l’Exposition du Cinéma dans Je Salon de la 
St amp a. C’était la première manifestation officielle du Musée ainsi que la présentation 
des objets qui allaient partir pour Paris pour répondre à l’invitation du Musée du 
Cinéma de la Cinémathèque Française. Le 24 octobre, au congrès de la P.I.A.P. à 
Vence, le Musée du Cinéma de Turin était nommé membre provisoire et le 9 janvier 
l’Exposition des collections tur inaise s à Paris, inaugurée par S.E. l’ambassadeur d’Italie 
Pietro Quaroni et Madame Bidault, devenait une réalité, 

Et que se passera-t-il après les « trois mois parisiens ? » Nous avons un président 
précieux, dynamique, grand industriel du cinéma, propriétaire des meilleurs cinémas 
de la ville, le commandeur-Carlo Giacheri ; nous avons comme conseiller Mario Gromo, 
avocat émérite, directeur administratif de la St amp a et grand critique de cinéma. 
Comment/ dans ces conditions, comment ne pas avoir l’espoir de voir un jour de nou¬ 
velles salles et une petite salle de projection naître au sein d’un ancien palais de Turin 
ou d'un moderne gratte-ciel ? 

Maria Adriana Prolo. 


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L'EXPOSITION ITALIENNE 
A LA C1NEMATHEÇUE 


par Nino Frank 


M. A. Pvolo installant son « Mondo 
Niovo » à la Cinémathèque française. 



Il faut tenir pour providentielle la rencontre entre Mademoiselle Prolo et notre ami 
Henri Langlois, « monstres choisis » (comme dirait André Salmon) du cinématographe, 
qui ont consacré leur existence à Tune des plus charmantes archéologies qui soient, 
l'archéologie du septième art, de la huitième merveille, de la dixième muse et du quatre- 
vingt-dix-neuvième vice impuni. 

Le chemin de Damas de Mademoiselle Prolo commence à être connu : de cette 
Turinaise, on sait que, historienne d'art, elle rencontre un jour, sur la route de son étude, 
le cinéma et s'y voue aussitôt corps et âme. Depuis, elle a réussi à rassembler des trésors 
— documents, appareils, textes et bandes, — qui apportent la preuve que le cinéma 
italien a ses lettres de noblesse. Il ne manque à cette collection qu’un siège social (et 
le gouvernement de Rome ferait bien de s'en préoccuper, entre une crise et l'autre), pour 
qu’il devienne un musée prestigieux. 

Quant à Henri Langlois, si le roman de sa vie n’est pas encore écrit, tout le monde 
sait qu’il est l’un des héros secrets de notre temps ; se vêtant de pellicule, se nourrissant 
de pellicule, dormant sur de la pellicule, copulant aussi sans doute dans de la pellicule, 
pour consacrer ses rares loisirs à visionner, comme on dit, des films. Je suis des rares 
qui ont eu le privilège de voir surgir ce phénomène : il y a bien une vingtaine d’années 
qne Langlois adolescent, flanqué de son vieux complice Georges Franju, m'apportait 
timidement à VIntransigeant les premiers programmes hebdomadaires de son Cercle du 
Cinéma, origine quasi mythologique de la Cinémathèque. II bafouillait déjà et recueillait 
des images précieuses : il a continué, contre vents et marées (auxquels il m'est arrivé de 
joindre mon petit courant d'air), et il a réussi à mettre debout l'une des collections les 
plus vivantes du monde. 

De la rencontre entre cette Italienne et ce Français est née l'une des Expositions qu’il 
faut voir : un panorama du cinéma italien, installé présentement à la Cinémathèque, et 
qui s’accompagne d'une série de projections de films péninsulaires de tous les temps. Je 
suppose que cette Exposition va enfin ouvrir les yeux â tous ceux qui ont longtemps cru 
que, de l'autre côté des Alpes, le cinéma ne s’était manifesté valablement que depuis 
1945 et Home ville ouverte . 

L'histoire du cinématographe tient en un peu plus de cinquante ans. Mais tels sont 


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ses prestiges, et si miraculeux son déroulement’ — à tel point' éphémères, par ailleurs* 
ses produits, constamment menacés par l’anéantissement, — qu’il fournit, ce cinéma, l'un 
des exemples les plus pathétiques de la très récente accélération de l'histoire. Les caméras 
ou affiches d’avant 1900 sont déjà recouvertes de la même patine que les ruines datant 
de l’époque romaine ; le temps du film d'art paraît aussi loin de nous que le Moyen-Age ; 
l’apogée du cinéma muet prend désormais des allures de Grand Siècle, avant la Révolution 
de 1789, je veux dire l'avènement du « parlant » ; et le fiisorgmento se trouve coïncider 
avec les lendemains de la libération. Pour la bombe atomique, je crains "bien qu’il ne 
faille pas la chercher du côté du Cinémascope et autres 3 X), mais dans les antres ténébreux 
de la Télévision. 

Comme toujours, c'est de la préhistoire que nous viennent les émotions les plus 
mystérieuses. On peut voir, à la Cinémathèque, ces prodigieux appareils vénitiens, dotés 
de « perspectives » ou images fixes, que trois vieux vers en dialecte présentaient au 
chaland en ces termes : 

« C’est un inonde nouveau que je montre dans cette boîte : 

On y voit des lointains et des perspectives. 

Je réclame un sou par tête : vous me le donnerez, » 

J'engage vivement les, amateurs d’images à considérer avec attention les sites 
citadins exposés : chacun s’inspire vaguement d'un paysage réel, — Venise, Versailles, 
etc., mais, l'artiste anonyme les a transfigurés avec un art fantastique délicat et extraor¬ 
dinairement prenant. La représentation lumineuse de ces vues ressuscite à la perfection 
un style parfait, le style du XVIII e siècle vénitien. Je donnerais tous les technicolores du 
monde pour ces plaques qui restituent son sens à l'expression « lanterne magique ». 

Eh bien, si l'on part de ce jeu miraculeux de la préhistoire, la succession des époques 
du cinéma italien décrites par l'Exposition ne déçoit guère : on y découvre la constance 
d'une inspiration, — et, pour la mettre convenablement en relief, il.fallait le goût et 
l’intelligence avec lesquels Henri Langlois et ses collaborateurs, ces poètes, ont opéré 
leur choix et disposé les objets. Si je dis que la visite de cette Exposition est un voyage 
au pays des merveilles, on peut en croire un homme 'qui manie avec la plus grande pru¬ 
dence certains mots. 

Rapprochez, par exemple, de ces « boîtes magiques », un document très contemporain 
tel que le projet de décor de Miracle à Milan , dessin d'une élégance minutieuse qui fait 
penser aux Japonais. Au charmant petit théâtre d’ombres qui fonctionnait à Turin aux 
environs de 1840, oppose? les pittoresques affiches polychromes de soixante-dix ans plus 

tard, qui jalonnent l’Exposition, et parmi 
lesquelles il faut remarquer tout parti¬ 
culièrement celles qui portent la signa¬ 
ture du peintre Graude, — l'une sur un 
film intitulé Suicide T l’autre sur le comi¬ 
que Polidor. Enfin passez, des plaques de 
lanternes magiques du XIX* où figure Poli¬ 
chinelle au long nez à la Pinocchio, à 
cette extraordinaire photographie extraite 
de Saturnine Farandola (1915), décrivant 
une charge de « Martiens » sortant de 
l’eau. Dans tous ces objets infiniment sin¬ 
guliers, vous retrouverez le sentiment qui 
faisait écrire, dès le XVIIP siècle, au Che¬ 
valier Marino, cette règle première et 
souveraine : 

« Le seul but du poète consiste à 
émerveiller. 

Et qui ne sait point étonner n’est 
bon que pour les écuries ». 

Dès lors, vous ne serez guère surpris 
par la présence de ces cages à oiseaux 
mécaniques, que l’on trouvait à la porte 
de certaines salles italiennes vers 1911, 
et qui, pour deux sous, débitaient le chant 
qui manquait encore aux images mou¬ 
vantes. 



La caméra, portative utilisée en 1008 en Afrique 
par îïoberto Omegna pour son documentaire 
La Chasse au léopard. 


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Une vue tic l’Exposition italienne à la Cinémathèque. 


Au visiteur que j'espère absolument attendri, je conseille à présent un long arrêt 
dans la salle consacrée â Cabinet de Pastrone ; il y trouvera des autographes de 
d’Annunzio dépourvus de grandiloquence (le poète s’y dit constamment « fatigué » : au 
cinéma, il demandait beaucoup d’argent pour peu d’efforts..♦), mais aussi des maquettes 
qui révèlent le soin avec lequel travaillait Pastrone, et les « terribilités » conjuguées des 
biceps de Maciste et des rictus du dieu Moloch. L’influence de cette illustre christo- 
phagie, et des autres qui l’ont précédée ou suivie, sur certaines conceptions monumen¬ 
tales du cinéma américain, est indéniable» aussi bien que l’élan qu’elles ont pu donner à 
rins2Diration plastique d’un Eisenstein, de son aveu même. 

Les critiques consacrées aux comiques « italiens » (Peed, — M. Petit Crétin, — et 
Guillaume, — Polidor, — étaient français,) aux dive , Bertini, Bovelli, Menicbelli (qui 
signait en 1917 un superbe contrat de 6.000 lires par mois), à Lucio d’Ambra, précurseur 
direct de Lubitsch et de la comédie hollywoodienne, à Za la Mort (Emile Chione) et à 
Za la Vie (Ketty Samhucini), dieux du Serial péninsulaire, au film Sperduti nel buio 
de Martoglio, archétype du néo-réalisme (1914), rappellent les grandes époques d’iuie 
production, sur lesquelles les critiques qui ont découvert le cinéma italien à partit 
de 1945 feraient bien de méditer. 

Mais, justement, le néo réalisme ? La caméra portative d’Oniégna, l’un des premiers 
globe-trotters du cinématographe, ne suffit guère à le représenter, pas plus qu’un décou¬ 
page de la Terre tremble . Manqtient, dans cette Exposition, les témoignages de la produc¬ 
tion du temps fasciste. Mais ces témoignages sont vivants : il faudra les chercher, jour 
après jour, dans la petite salle de projection que connaissent bien tous les habitués de 
la Cinémathèque. Ils y découvriront, à travers les premiers films de Blasetti, de Camerini 
et de leurs successeurs, que ce réel si avidement convoité par les caméras nouvelles n’est 
pas moins merveilleux que l’irréel guetté par les chercheurs d’images du passé... 

Je m’attendris devant les affiches du « Film d’Art Italien », rédigées en un italien 
approximatif, parce qu’imprimées à Paris, par les soins de la Société Pathé frères, 
laquelle contrôlait quelques-unes des entreprises de la Péninsule. Je trouvais à ces 
affiches im caractère vaguement symbolique : elles me faisaient penser aux nombreuses 
co-productions actuelles entre Eome et Paris. Et j’en revenais à l’heureuse rencontre, 
célébrée au début de cet article, entre les collections de Mademoiselle Prolo et la passion 
cinématographique d’Henri Langlois... 

Je ne sais pas si une union douanière ou politique entre la France et l’Italie 
convient à la nature des choses : mais je sais que s’il est deux pays qui peuvent s’unir, 
cinématographiquement parlant, c’est bien ces deux-là. 

NÏNO PEA NK 


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THESES SUR LE NEO-REALISME 
par Cesare Zavaitini 


Nous aurons Voccasion de revenir sur les congrès réunis à Parme Ig 4, 5 et 6 Décembre 
pour faire le point sur te «. néo-réalisme » et auxquels ont participé les meilleurs réalisa¬ 
teurs, scénaristes et producteurs italiens ainsi qu'un certain nombre de délégués étrangers, 
Soulignons-en à-ores et déjà Vimportance et Voriginalité. 

On sait le rôle qu r a tenu Cesare Zavaitini dans la composition do quelques-uns des 
principaux films qui ont illustré Vécole néo-réaliste . A Voccasion du Congrès de Parme, 
Zavaitini a en l’occasion à maintes reprises de préciser ses points de vue sur le néo-réalisme, 
dont il s'est fait en quelque sorte Vapôtre. Nous publions ici un choix de ses textes : on 
verra que la conception que Zavaitini se fait du néo-réalisme est extrêmement personnelle. 

Les textes en question sont ; TJne mtermcio de Zavattmi prise par Michèle Gandin et 
parue dans la Hivistà del Cinéma Italiano de Décembre 1952 ; un article do Zavattmi 
lui-même paru dans la revue Emilia, numéro de Novembre 1953 ; la conférence prononcée 
par le scénariste au Congrès de Parme, le 4 décembre 1953. Nous désignons les trois textes 
par les lettres A), B) et C). 


Sans le moindre doute, notre première réaction et la plus superficielle à l'égard de 
la réalité quotidienne est l’ennui. Tant que nous ne réussissons pas à surmonter et à 
vaincre notre paresse intellectuelle et morale, la réalité nous paraît dépourvue de tout 
intérêt. Il ne faut donc pas s'étonner que le cinéma ait toujours ressenti tout naturelle- 
ment et presque inévitablement la nécessité d’une « histoire » à insérer dans la réalité, 
afin de la rendre passionnante, spectaculaire. Il est évident qu'on pouvait ainsi s’évader 
sur-le-champ de la réalité comme si on ne pouvait rien faire dans l'intervention de 
l’imagination. 

lia caractéristique la plus importante du nêo-réalisme, sa nouveauté essentielle, me 
semble donc être la découverte que la nécessité de 1" « histoire » n’était qu’une manière 
inconsciente de déguiser une défaite humaine, et que l’imagination, de la façon dont 
elle s’exerçait, ne faisait que superposer des schèmes morts à des faits sociaux vivants. 

En substance, nous nous sommes aperçus que la réalité était extrêmement riche : 
il fallait seulement savoir la regarder. Et que la tâche de l’artiste ne consistait pas 
à porter le spectateur à s’indigner et à s’émouvoir par des transpositions, mais à rêfléchir 
(et, si l’on veut, à s’indigner même et à. s’émouvoir) sur les choses qu'il fait et que les 
autres font, c’est-à-dire sur la réalité telle qu’elle est très précisément. 

D’un manque de confiance inconscient et profond à l’égard d.e la réalité, d’une 
évasion illusoire et équivoque, on est passé à une confiance illimitée dans les choses, les 
faits, les hommes. 

Cette prise de position exige naturellement la nécessité de creuser, de donner à la 
réalité cette puissance, cette faculté de communiquer, ces reflets que, jusqu’au néo¬ 
réalisme, on ne croyait pas qu’elle pourrait avoir. (A.) 

Il a été souvent écrit que la guerre a été la clef de voûte du néo-réalisme. Ce fait 
énorme a bouleversé l’âme des hommes et, chacun à sa manière, les cinéastes ont essayé 
de transposer dans le cinéma cette émotion grandiose. Eour nous, Italiens, la guerre nous 
avait paru particulièrement monstrueuse, puisque nous ne voyions aucun raison d’y 
participer, nous avions même beaucoup de raisons de ne pas y participer. Mais il ne 
s’agissait pas d'une révolte limitée à cette guerre : c’était quelque chose de plus, 


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c’était la révélation absolue, je dirais presque éternelle, que la guerre offense toujours les 
besoins fondamentaux et les valeurs humaines qui nous sont tellement chères : et cette 
révélation était à mon avis le point de départ d’un vaste mouvement humain» On pourrait 
me dire que cette révélation n’a pas été un privilège de ritalie. Je crois que oui» Dans ce 
que quantités de gens désignent comme les défauts de notre peuple, et qui sont au 
contraire ses vertus, — la carence sociale apparente, l’individualisme, etc,», — nous pou¬ 
vons trouver les raisons d’une vocation, c’est-à-dire la réaction pleine et passionnée 
contre l’injure suprême qu’est la guerre. Et ce n’était pas tellement l’homme historique 
qui réagissait, l’homme abstrait des livres situé dans une trajectoire sans fin de dates, 
qui sont les dates des guerres passées, présentes et futures, mais l’homme plus profond 
et secret. Vous pourriez objecter que l’homme historique et l’homme sans épithète coha¬ 
bitent continuellement : admettons-le, mais ils cohabitent utilement quand, par le prin¬ 
cipe des vases communicants, ils tendent à se placer au même niveau, le premier avec 
sa conscience, et le second avec son besoin originel de vivre. Le besoin de vivre, quand 
il est riche et heureux peut mieux franchir ses limites que lorsqu’il s’étiole, car dans ce 
dernier cas, un peuple déchoit et ne peut plus apporter la moindre contribution à 
l’humanité. J’ose penser que d’autres peuples, même après la guerre, ont montré qu’ils 
continuaient à considérer l’homme en tant que matière historique, déterminée dans son 
mouvement, fatale même, et que c’est pourquoi ils ne nous ont pas donné un cinéma de 
libération, comme a commencé à le faire le cinéma italien ; c’est que pour eux, justement, 
tout continuait, alors que pour nous tout commençait ; pour eux, la guerre avait été une 
des guerres qui affligent notre planète, pour nous elle avait été la dernière des guerres. 
Quelles pouvaient être les conséquences de ces découvertes, de cet élan de pionniers, 
nouveau non parce que jamais connu auparavant, mais parce que jamais ressenti d’une 
manière aussi collective et tenace ? Les conséquences étaient que nous voyions s’ouvrir 
devant nous une étude sans fin de l’homme, une étude non abstraite, mais concrète, 
comme étaient concrets les hommes qui avaient provoqué et subi la guerre. C’était la 
nécessité de connaître, de voir comment ces événements terribles avaient pu avoir lieu, 
et le cinéma était le moyen le plus direct et le plus immédiat pour cette sorte d’enquête, 
meilleur que les autres moyens de culture ; le langage de ces derniers n’était pas prêt 
à exprimer nos réactions contre les mensonges des vieilles idées générales, dont nous nous 
étions trouvés vêtus au moment de la guerre et qui nous avaient empêchés de tenter 
la moindre révolte. (C.) 



La Terra 7 'remet de Lucliino Visconti. 


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Amorc m Cilla*. L’épisode « Storîa di entérina » mis en scène par 
Zavattini et Maselli. 


Ce désir puissant du cinéma de voir et d’analyser, cette faim de réalité, est en 
quelque sorte un hommage concret aux autres, c’est-à-dire à tout ce qui existe. Et, entre 
autres choses, c’est ce qui distingue le néo-réalisme du cinéma américain. En effet, 
la position des Américains est aux antipodes de la nôtre : alors que nous sommes 
sollicités par la réalité qui nous touche, alors que nous voulons la connaître directement 
et à fond, les Américains continuent à se contenter d’une connaissance édulcorée, par le 
truchement de transpositions. 

C’est pourquoi, si l’on peut parler, pour l’Amérique, d’une crise de sujets, cette crise 
est impossible chez nous. Il ne peut pas y avoir carence de thèmes pour nous, puisqu’il 
n’y a pas carence de réalités. Toute heure de la journée, tout lieu, toute personne, peu¬ 
vent être racontés s’ils sont racontés de telle façon que Ton révèle et l’on mette en 
relief les éléments collectifs qui les façonnent continuellement. 

C’est pourquoi on ne peut pas parler de crise de sujet (les faits) mais, le cas échéant, 
de crise de contenus (c'est-à-dire, l’interprétation de ces faits). 

Cette différence essentielle a été fort bien soulignée par un producteur américain 
qui me disait ; “ Chez nous, la scène d’un avion qui passe est conçue de cette manière ; 
XJn avion passe,.. tir de mitrailleuses, ... l’avion tombe. Chea vous : Un avion passe... 
l’avion passe à nouveau... l’avion passe une troisième fois. 

C’est parfaitement vrai. Mais c’est encore trop peu. Il ne suffit pas de faire passer 
l’avion trois fois, ü faut le faire passer vingt fois, (A.) 

Nous travaillons donc pour sortir des abstractions. 

Dans un roman, les protagonistes étaient des héros ; le soulier du héros était un 
soulier spécial. Nous, au contraire, nous cherchons à trouver ce que nos personnages ont 
de commun : dans mon soulier, dans le sien, dans celui du riche, dans celui de l’ouvrier, 
nous retrouvons les mêmes éléments, le même labeur de l’homme. 

Et venons-en au style. En d’autres mots, comment ferons-nous pour exprimer cinéma¬ 
tographiquement cette réalité ? Je voudrais d’abord répéter, comme je l’ai souvent dit, 
qu’un contenu que l’on veut exprimer apporte toujours sa propre technique. Par ailleurs, 
il y a l’imagination, mais sons condition qu’elle s’exerce dans la réalité et non dans 
les limbes. Mais, que l’on me comprenne bien, je j ne voudrais pas donner à croire 
que les faits divers soient pour moi les seuls faits qui comptent. J’ai essayé de fixer 
mon attention sur les faits divers, dans l’intention de les reconstituer de la manière la 








A more in Citta\ T/épisocle « GH Italien! si Voltano ï> mis en scène par 

Alberto Lattuada. 


plus fidèle, en me servant de ce peu d’imagination qui peut venir de la connaissance par¬ 
faite du fait lui-même, H serait évidemment plus cohérent que les caméras les sur¬ 
prennent au moment même où ils arrivent, — et c’est mon intention, quand on réalisera 
mon film sur l'Italie. Bien entendu, il ne faut jamais oublier que tout rapport avec la 
chose que l’on veut communiquer implique un choix et, par conséquent, Pacte créatif du 
sujet : mais ce sujet est composé en quelque sorte sur place, au lieu d’être une reconstitu¬ 
tion successive. C'est là ce que j’appelle le cinéma "de rencontre. Cette méthode de travail 
devrait aboutir, à mon avis, à deux résultats : d’abord, en ce qui concerne le point de 
vue éthique, les cinéastes sortiraient f chercheraient le contaçt direct avec la réalité ; par 
ailleurs, nous créerions une production qui apporterait la nouveauté d’une conscience 
collective. Car le nombre joue aussi: si nous faisons 100 films par an qui s’inspirent de 
ce critère, nous changeons les rapports de la production si nous n’en faisons que trois, 
nous subissons les rapports de la production tels qu'ils existent aujourd'hui. (B.) 

La prise de conscience de la réalité qui caractérise le néo-réalisme a deux consé¬ 
quences en ce qui concerne la construction strictement narrative. : 

1) alors que le cinéma d’autrefois racontait un fait d’où il en découlait un autre, puis 
un troisième, et ainsi de suite, chaque scène étant conçue et faite pour être aussitôt 
oubliée, aujourd’hui, quand nous imaginons une scène, nous ressentons le besoin de 
« rester » dans cette scène, car nous savons qu'elle porte en elle toutes les possibilités 
de se répercuter très longuement. Nous pouvons donc dire tranquillement : donnez-nous 
un fait quelconque et nous parviendrons à le transformer en spectacle. La force centrifuge 
qui constituait (aussi bien du point de vue technique que du point de vue moral) la carac¬ 
téristique fondamentale du cinéma s’est transformée en force centripète ; 

2) alors que le cinéma avait toujours raconté la vie dans ses faits les plus extérieurs, 
le néo-réalisme affirme aujourd’hui qu’il ne faut pas se contenter de l’allusion, mais tendre 
vers l’analyse. Ou plutôt vers une synthèse à l’intérieur de l'analyse. 

Donnons un exemple : l’aventure de deux êtres qui cherchent un appartement. Alors 
qu’autre foi s on l'aurait mis comme point de départ, en prenant en considération le simple 
prétexte extérieur qu’il comporte, pour passer aussitôt à autre chose, aujourd’hui on 
peut affirmer que le simple fait de chercher un appartement devait constituer tout le 
sujet d’un film, si, bien entendu, ce fait est scandé dans tous ses moments, avec tous les 
échos et les reflets qui en dérivent. 

On comprend aisément que nous sommes encore loin de la véritable analyse ; on 


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peut parler d’analyse simplement par opposition aux synthèses grossières de la production 
courante. Pour le moment, nous ne connaissons qu’une « attitude » analytique, mais 
d'ores et déjà, cette attitude comporte un puissant mouvement vers les choses, un désir 
de compréhension, d’adhésion, de participation, et somme toute, de cohabitation. (A.) 

Ce principe d'analyse se retrouve dans la considération du style, dans son sens plus 
étroit, et s’oppose à la synthèse bourgeoise. La synthèse bourgeoise permettait de rechercher 
la nmiriiture la meilleure, la partie choisie du filet : les cinéastes cueillaient les aspects 
les plus représentatifs d’une situation de bien-être et de privilège. Or, pour préciser 
critiquement la portée du néo-réalisme, il faut souligner la part qu’y prend toujours plus 
largement la culture italienne (et il ne pouvait en être autrement, étant donné la colla¬ 
boration de plus en plus large des écrivains véritables à la création cinématographique.) 
Quant à cette collaboration— qui ne doit pas se borner à fournir des romans, mais doit 
contribuer à enrichir le langage cinématographique, riche d’autant de possibilités que le 
langage littéraire, — il est hors de doute qu’il fera faire de gïands progrès au cinéma, 
pour peu que les écrivains s'y intéressent d’une manière moins « provisoire » que ce qu’ils 
font d’habitude. (B.) 

De ce que j’ai dit, il ressort que le néo-réalisme, contrairement à ce que l’on avait fait 
jusqu'à la guerre, a compris que le cinéma devrait raconter de petits faits, sans y intro¬ 
duire la moindre imagination, en s’efforçant de les analyser en ce qu'ils ont d’humain, 
d’historique, de déterminant et de définitif. 

Je crois assez fermement que le monde continue à aller mal parce qu’on ne connaît pas 
la réalité : et la tâche la plus authentique d'un homme d’aujourd’hui consiste à s’engager 
pour résoudre le mieux qu'il pourra le problème de la connaissance de la réalité. C'est 
pourquoi la nécessité la plus urgente de notre temps est Vattention sociale , mais cette 
attention doit être directe, comme je l'ai dit, et ne pas se manifester à travers des 
apologues plus ou moins réussis. Un affamé, un humilié, il faut le montrer avec son nom 
et son prénom, et ne pas raconter une histoire où il y a un affamé ou un humilié, car à ce 
moment tout change, tout est moins efficace, moins moral. 

La vraie fonction de tous les arts a toujours été celle d'exprimer les nécessités de 
leur temps ; et c’est à cette fonction qu'il faut les ramener. 

Or, aucun autre moyen d’expression n'a les possibilités qu’a le cinéma de faire con¬ 
naître ces choses rapidement et au plus grand nombre de gens... 

...Il était naturel que ceux qui avaient compris ces choses, bien qu’encore obligés 
pouï toutes sortes de taisons (les unes valables, les autres non), de composer des récits 
« inventés » selon la tradition, chercheraient à introduite dans le récit quelques éléments 
de ce qu'ils avaient découvert. 

C’est cela qu’a été effectivement le néo-réalisme en Italie, par le truchement de quel¬ 
ques hommes. 

Païsà, Rome ville ouverte , Sciusciâ, Voleurs de bicyclettes, La Terre tremble } sont des 
films qui contiennent des passages d’une signification totale et qui s’inspirent de la 
possibilité de tout raconter ; mais, dans un certain sens, ils comportent encore des 
transpositions, puisqu’ils racontent une histoire et n'appliquent pas simplement l’esprit 
documentaire. Dans certains films tels que Vmberto D, le fait analytique est beaucoup 
plus évident ; mais le cadre est toujours celui du récit habituel, et nous n’en sommes pas 
encore au vrai néo-réalisme. 

Le néo-réalisme est aujourd’hui une armée prête à se mettre en marche. Les soldats 
sont prêts derrière Rossellini, Sica, Visconti. Il faudra qu’ils partent à l’assaut : c’est 
seulement alors que la bataille pourra être gagnée. 

Mais ce qui importe, c'est que le mouvement ait commencé : ou l’on va jusqu’au bout, 
ou l'on manquera une grande occasion, car devant le néo-réalisme s’ouvrent des pers¬ 
pectives plus vastes que tout ce que Von peut imaginer... 

Transformer en spectacle les faits quotidiens de la vie n’est pas chose facile : 
on réclame une intensité de vision aussi bien chez celui qui fait le film que chez celui qui 
le voit. II s’agit de donner à la vie de l’homme son importance historique de tous les 
instants. (A.) 

En ce qui concerne les autres films récents auxquels j’ai collaboré, je puis dire, 
par exemple, que je ne tiens pas Staeione Ter mini pour un document important de ma 
carrière de néo-réaliste, car le fait de la co-production a réduit presque à néant l’ins¬ 
piration primitive, qui portait sur l'examen d’un moment et d’un lieu très limités. 

Parmi mes prochains films, Xtalia mia a un départ néo-réaliste dans le sens le plus 
précis : il part du besoin de connaître profondément mon pays et de ma confiance absolue 
dans les rencontres que je ferai. Des « aspects » du né o-ré alisme figurent dans l’idée 


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centrale de mon « film-enquête » A mare in Citta (qui sort ces Jours-ci) ; et j’en dirai 
autant de Siamo donne, au moins par le fait que l’on y retrouve un sens moral dans le 
besoin de communication qui inspire les vedettes qui se confessent au public. En présence 
de ces confessions, le spectateur devrait se libérer du complexe d'infériorité qu’il éprouve 
à l’égard du mythe de la vedette. (A.) 

On a porté toutes sortes d’accusations contre le néo-réalisme. Voici les principales : 

1) Le nêo-réalisme décrit uniquement la misère. 

Le néo-réalisme peut et doit étudier la misère aussi bien que la richesse ; nous avons 
commencé par la misère simplement parce qu’elle est une des réalités les plus vivantes 
de notre temps : je défie quiconque de me démontrer le contraire. Croire ou feindre 
de croire qu’après une demLdouzaine de filins sur la pauvreté le thème ait été épuisé 
est une très grande erreur. Le thème de la pauvreté (les riches et les pauvres) est de 
ceux auxquels on peut consacrer toute une vie. Nous venons à peine de commencer. Et si 
lés riches ont froncé les sourcils devant Miracle à Milan, qui n’est qu’une fable, ils 
verront mieux, Je me place moi-même parmi les riches : ce qu’il y a en nous de riche, 
ce n’est pas seulement la richesse en tant qu’argent (l’argent n’en est que l’aspect le 
plus fastueux et le plus apparent), mais toutes les formes d’injustice et de violence qui 
en découlent. Il existe une position « morale » de l’homme qu’on appelle riche. 

S) Le néo-réalisme n’offre pas des solutions, ne montre pas des routes nouvelles : les conclu¬ 
sions des films néo-réalistes sont absolument évasives. 

Je repousse cette accusation de, toutes mes forces* Chaque moment d’un de nos films 
est une réponse continuelle à des interrogations, Quant aux solutions, ce n’est pas à 
l’artiste en tant que tel de les envisager ; il lui suffit, et c’est déjà beaucoup, d’en faire " 
sentir la nécessité et l’urgence. 



Ingrid Bergman dons lYpîsode de Siamo Donne dirigé par Robcrto Rossellini. 


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3) Les faits quelconques intéressent pas , ne constituent pas un spectacle. 

Quand ils éludent l’analyse du « fait quelconque », les cinéastes n’obéissent pas 
seulement aux desiderata plus ou moins exprimés des milieux capitalistes du cinéma 
et du public lui-même, mais ils succombent à une espèce de paresse, car l'analyse d’un fait 
est toujours plus difficile à effectuer que l’énumération à la queue leu leu d’un fait après 
l’autre. ‘En d’autres mots, c’est le problème de l’approfondissement qu’éludent les 
cinéastes. (A.) 

I*e vrai cinéma néo-réaliste devient tout naturellement un cinéma moins cher que 
le cinéma actuel car son contenu peut être exprimé plus économiquement. La consé¬ 
quence la plus importante est qu’il pourra se libérer ainsi du capitalisme. En fait, tous 
les arts cherchent à s’exprimer par le moyen le plus économique : plus un art est moral 
et moins il implique de frais. L’immortalité sociale du cinéma vient de son prix élevé, 
Le cinéma n’a pas encore trouvé sa morale, sa nécessité, sa qualité, car il coûte trop 
cher, (A.) 

Nous avons l’illusion, — appelez-la ainsi, si vous voulez, — qu'avec nous commence 
quelque chose de tout à fait différent. En effet, l’homme qui souffre devant moi est abso¬ 
lument différent de l’homme qui souffrait il y a cent ans. Je dois concentrer toute mon 
attention sur l’homme d’aujourd’hui. Et le bagage historique que je porte en moi, et dont 
d’ailleurs je ne voudrais pas — et ne pourrais pas — me libérer brutalement, ne doit 
pas m’empêcher d’être tout à mon désir d’affranchir cet homme de sa souffrance en me 
.servant des moyens dont je dispose. Cet homme (c’est une de mes quelques idées fixes) 
a un nom et un prénom, il fait partie de la société d'une façon qui nous concerne sans 
erreur possible : je sens sa fascination, il faut que je la ressente d’une manière si 
pressante, que je sois obligé de parler de lui, de lui et pas d'un personnage d’invention, 
car à ce moment-là l'imagination s’interposerait entre la réalité et moi... 

...Il m’est souvent arrivé d’expliquer que je n’entends nullement interdire aux 
acteurs de jouer au cinéma : je dis que les acteurs doivent jouer au cinéma, mais qu’iis 
n’ont pas grand’chose à faire avec le néo-réalisme. Le cinéma néo-réalisme ne demande pas 
aux hommes auxquels il s’intéresse d'avoir des dons d’acteurs professionnels ; leurs aptitudes 
professionnelles tiennent à leur profession même d’hommes, dont il faut leur donner la cons¬ 
cience la plus approfondie. Mais il est évident que cette conscience ne pourra être 
créée ou renforcée qu’à travers la connaissance qu’on leur donnera d’eux-mêmes et des 
autres, connaissance qu'on 22 e saurait mieux atteindre que par le cinéma néo-réaliste. (G.) 

Mais alors, me dira-t-on, comment et quand intervient l’imagination ? Il s’agit 
d’une imagination très particulière et d’une nouvelle méthode de l’utiliser. 

Voici un exemple : une femme va chez son cordonnier acheter des souliers pour 
son fils. Ces souliers coûtent 7.000 lires. La femme cherche à les payer moins cher. 

La scène dure dix minutes. Il faut qûe je fasse lin film de deux heures. Comment ? 
J'analyse le fait dans tous ses éléments constitutifs, ce qui vient avant, ce qui viendra 
après, ce qui se passe entre temps. 

La femme achète les souliers: que fait son fils pendant ce temps-là? Que se passe-t-il 
dans l’Inde, qui puisse avoir un rapport avec cette paire de chaussures ? 

Les souliers coûtent 7.000 lires, comment sont-elles venues entre les mains de cette 
femme, quelle peine lui ont-elles coûté, que représentent-elles pour elle ? 

Et le cordonnier qui marchande les chaussures, qui est-il ? Quel est le rapport qui 
se crée entre ces deux êtres ? Il a aussi deux fils qui mangent, qui bavardent. Voulez- 
vous entendre leur discours 9 Les voilà. 

Et ainsi de suite. Il s’agit d’aller au fond des choses, de montrer les relations entre 
les faits et le processus duquel naissent ces faits. Si l’on analyse de la sorte « l’achat 
d’une paire de chaussures », nous voyons devant nous un monde complexe et très vaste, 
riche de poids et de valeur, dans ses motifs pratiques, sociaux, économiques, psycholo¬ 
giques. Le banal disparait, car il n’existe pas. 

Je suis contre les personnages exceptionnels, les héros, j’ai toujours éprouvé une 
haine instinctive à leur égard. Je me sentais offensé par leur'présence, exclu d’un monde 
en même temps que des millions d’autres êtres. 

Nous sommes tous des personnages. Les héros créent des complexes d’infériorité 
chez les spectateurs. Le moment est venu de dire aux spectateurs que c’est eux' les 
vrais protagonistes de la vie. Le résultat sera un rappel constant de la responsabilité 
et de la dignité de chaque être humain. Telle est l'ambition du néo-réalisme : fortifier tout 
le monde, donner à chacun la conscience qu’il est un homme. (A.) 


30 





Le tenue néo-réalisme, dans son sens le plus large, implique même l'élimination 
de la collaboration technico-professionnelle, y compris celle du scénariste. 

Les manuels, les grammaires, les syntaxes n’ont plus aucun sens, pas plus que. n f en 
ont les termes premier-plan, contrechamps, etc.,. 

Chacun de nous met en scénario à sa façon. Le néo-réalisme rompt tous les schèmes, 
repousse tous les dogmes. H ne peut pas y avoir de premier plan ou de contrechamp à priori . 

Le sujet, l’adaptation, la réalisation ne devraient pas être trois phases distinctes d’un 
même travail ; ils le sont aujourd’hui, mais c’est une anomalie. 

Le scénariste et l’adaptateur devraient disparaître : il faudra en arriver à hauteur 
unique, le réalisateur, qui finira ainsi par n’avoir plus rien de commun avec le metteur 
en scène de théâtre. 

Tout devient mobile, quelqu’un fait son film, tout est continuellement possible, 
tout est plein de ces possibilités infinies, non seulement pendant les prises de vues mais 
encore pendant le montage, le mixage, etc,,. (A.) 

Depuis 1934 je travaille pour le cinéma italien, et je sais que j’ai contribué à détruire 
quelques-uns des schèmes habituels. Si je me place parmi les quelques-uns qui croient au 
néo-réalisme comme à l’un des appels les plus puissants que nous puissions adresser aux 
choses, ce n’est certes pas un défaut d’imagination, car, au contraire, je dois me retenir à 
deux mains pour ne pas me laisser entraîner par mon imagination. De l'imagination 
au sens traditionnel, j’en ai à revendre : mais le néo-réalisme exige de nous que notre ima¬ 
gination s’exerce in loco, sur Factuel, car les faits ne révèlent leur force imaginative natu¬ 
relle que lorsqu’ils sont étudiés et approfondis. Ce n’est qu’alors qu’ils deviennent 
spectacle car ils sont révélation. 

Et je sais très bien que l’on peut faire des films merveilleux comme ceux de Charlie 
Chaplin, et que ce ne sont pas des ouvrages néo-réalistes. Je sais très bien qu'il y a des 
Américains, des Russes, des Français, et ainsi de suite, qui ont fait des chefs-d’œuvre 
qui honorent l’humanité : ils n’ont certainement pas gâché la pellicule. Et Dieu sait 
combien d'œuvres magistrales ils nous donneront encore, suivant leur génie, et avec des 
vedettes, tournant en studio, d’après des romans. Mais les hommes du cinéma italien, pour 
conserver et fouiller leur style et leur inspiration, après avoir entrouvert courageusement 
les portes de la réalité, doivent maintenant, je crois, les ouvrir toutes grandes. (B.) 



Antcmeîla Lualdi et Giuliano Montai do dans Cronuche di poucri amirnti 


31 















Luchlno Visconti, 


NOTE SUR VISCONTI 
par Philippe Demonsablon 


Le nom de Rossellini a pu susciter des controverses, de même ses inten¬ 
tions ont-elles longtemps soulevé des doutes. Son oeuvre les justifiait : Desiderlo 
ne laissait pas espérer Europe 51 et, comme Pdisa f Stromboli ne contenait pas 
seulement le meilleur — que ces contradictions à travers une ascension inégale 
dans le détail mais constante laissent voir après coup la marque d'un génie qui 
s’affirme, j’en veux bien convenir. 

Peut-être les admirateurs de Rossellini prendront-ils ombrage de devoir 
partager cette admiration avec un tenant de Visconti : car il semblerait que 
l’accord dût se faire autour de celui-ci, mais il n’en est rien. Considéré par les 
uns comme un amateur surtout SQiicieux d’éblouir mais dédaigneux de son art, 
critiqué par d’autres qui lui refusent tout génie créateur et ne lui laissent le 
crédit que d’une imitation impuissante, pratiquement privé d’audience puis- 
qu’Ossessïone n’a pas été exploité commercialement et que La Terra Tréma , 
mutilé par la distribution, a vu réduire de près de moitié sa version intégrale, 
Visconti reste en proie à des controverses qui, prenant pour objet une matière 
rare, traduisent au moins le choc éprouvé au contact de sa création. 

Mais-si Ossessione est un chef-d'œuvre et La Terra Tréma une œuvre belle 
et difficile, il est permis de s’interroger sur leur auteur. Ces quelques notes 
n’ont d’autre ambition que tracer le plan d’une étude dont le développement 
serait à faire. 

La leçon de Visconti semble d’abord être de mise en scène, mais les pro¬ 
blèmes posés sont aussitôt résolus en termes de nécessité. 'La création authen¬ 
tique se signale à ce qu’elle invente en même temps l’expression et la signifi¬ 
cation ; l’intention demande une matière absolument nouvelle, même et surtout 
si elle ne prétend pas modifier l’apparence du monde qu’elle s’applique à inter¬ 
préter, La dimension de l’œuvre ou sa durée n’y fait rien, les trois heures de 
La Terra Trema r ni les quelques minutes de notes sur un fait divers. Il ne 
s’agit pas d’une construction minutieuse accumulant des éléments analytiques : 
par un effort d’ascèse, Visconti recrée totalement la réalité sous des apparences 
intactes, lui modelant par l’intérieur un visage immanent, donnant un style à 
l’inorganique ; refusant tout effacement, d’ailleurs illusoire, devant l’apparence 
brute comme tout intimisme du quotidien, il lui faut obtenir une représentation 


32 









Ossessioite de Luchiuo Visconti (1943) • 

(Clara Calamai, Juau De Lauda, Masshno Girotti). 



La Terra T renia de Luchino Visconti (1948). 


3 


33 




objective qui soit aussi la somme inépuisable de ses significations possibles mais 
non exprimables. La conscience aiguë:" d'un au-delà des apparences se double 
de l'intuition qu'il ne peut être appréhendé qu'à travers elles, notion d'un certain 
réalisme qui ne soit pas appauvrissement mais moyen de connaissance. Dans 
cette synthèse révélatrice réalisant l'identification existentielle du signe aux 
significations, l'idée abstraite s’introduit dans l'image astreinte à un maximum 
d’efficacité concrète, autonome, mais contenant pourtant l'idée indicible. 

Que l'œuvre de Visconti ait un aspect social, il ne faut pourtant pas l'enfer¬ 
mer dans cette intention. Elle montre d'abord une sorte d'emprise du milieu 
sur l'être, la fatalité d'un accablement, soit-il héréditaire, d'un étouffement de 
la conscience individuelle, soit-il provoqué par une condition misérable ; dans 
sa volonté de synthèse, elle ne pouvait séparer les personnages de leur entourage, 
de leur milieu ■— non pour les décrire par là, mais bien parce que leur drame 
se joue entre eux-mêmes et cette portion particulière de l'univers. S'il me fallait 
la caractériser d'un seul mot, je dirais que cette œuvre apporte un nouveau sens 
du tragique. Non asservis à des structures dramatiques, les personnages sont 
considérés par delà les contingences de leurs actes ; mais en même temps, à 
leur insu, l'en-deliors leur est refusé, l'aventure ne les appelle que pour tenter 
leur désespoir ou mettre en marche leur destin. Cette fatalité interne dispensée 
de préciser ses attaches, ces pouvoirs qui ne connaissent leurs limites qu'à 
vouloir s'exercer, bref cette association où l'homme ne mesure sa relation au 
monde que par l'écho souvent fatal de ses actes, ne sont-ils pas les prémisses 
d'un dialectique de la liberté ? 

Visconti n'a pas voulu ne retenir que cet aspect du débat, ni maintenir 
celui-ci où Rossellini peu à peu l'a porté. Mais sa poétique, propre à saisir la 
réalité aux diverses profondeurs de ses diverses acceptions, justifie d'y éveiller 
de telles résonances — que Bellissima, puis Senso empêchent un jour de géné¬ 
raliser les jugements énoncés ici, les deux premières œuvres de Visconti n'en 
demeureront pas moins, multiformes, voulues dans leurs extrêmes ramifications, 
portées par une forme créatrice passionnée mais surtout de rigueur, lucide mais 
a l'opposé de l'observation glacée. 

Philippe Demonsablon 



Anna Magnani dans Ücllissima de Luchino Visconti (1952). 


34 





Anna Mngnani dans Fépisode de Sùuno Donne dirigé par Luchino Visconti (1953) 



Farley Granger et Alida Valli dans Senso de Luchino Visconti (1954) 


fggÉ 






On est impérieusement conduit pour définir de Siea au principe même de 
son art qui est tendresse et amour. Ce qu'ont en tous cas de commun Miracle à 
Milan , Voleurs de Bicyclettes et Umberto D . en dépit des oppositions plus appa¬ 
rentes que réelles, qu’il est trop facile d’énumérer, c’est l’inépuisable amitié de 
l’auteur pour ses personnages. Il est significatif que dans Miracle à Milan aucun 
des clochards ne soit antipathique, pas même les orgueilleux et les traîtres. Le 
Judas de terrain vague qui vend les cabanes de ses camarades au vilain Mobhi, 
n’inspire nullement la colère au spectateur. Il nous amuse plutôt clans ses ori¬ 
peaux de méchant de mélodrame qu’il porte avec une gêne maladroite : c’est un 
«. bon traître » et d’ailleurs un traître inefficace. De même les nouveaux pauvres 
qui gardent jusque dans leur déchéance la morgue des beaux quartiers’ne sont 
qu’une \ariété particulière de cette faune humaine, ils ne sont point rejetés 
pour autant de la communauté des vagabonds, même s’il leur font payer une 
lire le coucher du soleil. Et ne faut-il pas aimer plus encore le coucher du soleil 
pour avoir l’idée d’en faire payer le spectacle que pour accepter ce marché de 
dupe. On remarquera que dans Voleurs de Bicyclettes il n’y aucun personnage 
essentiel antipathique. Même pas le voleur. Quand enfin, Bruno met par 
chance la main sur lui, le public serait prêt moralement à le lyncher, comme la 
foule tout à l’heure manquera de le faire aux dépens de Bruno. Mais, c’est la 
trouvaille géniale de cette scène de nous contraindre à ravaler notre haine à 
peine formée, de nous forcer à renoncer à notre jugement comme Bruno 
à sa plainte. Les seuls personnages antipathiques de Miracle à Milan sont Mobbi 
et ses accolytes, mais c’est qu’au fond ils n’existent pas, qu’ils ne sont que des 
symboles conventionnels. Et encore dans la mesure même où de Sica nous les 
montre parfois d’un peu plus près c’est tout juste si nous ne sentons pas 


31 





naître à leur égard une curiosité attendrie. « Paxivres riches, dirions-nous, 
les voilà bien déçus !» 

Mais il est bien des façons d’aimer — jusque et y compris l’inquisition —. 
Les morales et les politiques de Faniour sont menacées des pires hérésies. À ce 
compte la haine est souvent plus sûre. L’amitié que de Sica dispense à ses 
créatures ne leur fait point courir ces risques, elle n’a rien de captateur et 
de menaçant, elle est une gentillesse courtoise et discrète, une générosité 
libérale et qui n’exige rien en échange. Il ne s’y mêle jamais de pitié, 
fut-ce pour le plus pauvre et le plus misérable car la pitié est une violence 
faite à la dignité de celui qui en est l’objet, une prise sur sa conscience. La 
tendresse de Sica est d’une qualité absolument particulière et qui résiste par 
là aux généralisations morales, religieuses ou politiques, plus encore qu’elle 
ne s’y prête. Les ambiguïtés de Miracle à Milan , de Voleurs de Bicyclettes et 
Umberto D . ont été abondamment sollicitées dans un sens chrétien ou commu¬ 
niste. Tant mieux car c’est le propre des vraies paraboles d’apporter à chacun son 
compte. Il ne me semble pas que de Sica et Zavattini cherchent à en dissuader 
quiconque. Je n’aurais pas l’outrecuidance de soutenir que la gentillesse de Sica 
vaut en soi mieux que la troisième vertu théologale ou que là conscience de 
classe, niais je vois pourtant à la modestie de son propos un avantage 
artistique ceriain. II en assure à la fois l’authenticité et l’universalité. Il est 
moins affaire de morale que de tempérament personnel et ethnique. Une 
heureuse disposition naturelle développée dans un certain climat napolitain 
voilà pour l’authenticité, mais ces racines psychologiques précises trouvent à 
pénétrer plus profondément dans notre conscience que les idéologies partisanes. 
Paradoxalement et justement en raison de leur qualité singulière, de leur 
saveur inimitable, parce qu’elles ne sont point cataloguées dans l’herbier des 
moralistes et des politiciens, elles échappent à leur censure et la gentillesse 
napolitaine de Sica devient par la vertu du cinéma le plus vaste message d’amour 
que notre temps ait eu la bonne fortune d’écouter depuis Chaplin. A. qui 



Miracle à Milan, 1950. (Scénario de Zavattini, réalisation de De Sica.) 


37 



douterait de son importance il ne serait besoin que de montrer l'empressement 
de la critique partisane à l’entraîner dans ses camps, car quelle cause pourrait 
se passer de l’amour ? Et notre époque ne tolère plus l’amour libre. Mais 
chacun pouvant revendiquer avec autant de vraisemblance la propriété de 
celui-ci c’est autant d’amour authentique, d’amour frais qui pénètre dans les 
murs des citadelles idéologiques ou sociales. Rendons grâce à Zavattmi et 
de Sica de l’ambiguïté de leurs positions et gardons-nous d’y voir une 
habileté intellectuelle au pays de don Camillo, le souci négatif de donner à 
chacun des gages pour obtenir tous les visas de censure, elle est au contraire une 
volonté positive de poésie, une ruse d’amoureux qui s’exprime dans les méta¬ 
phores de son temps mais qui les choisit telles qu’elles ouvrent tous les cœurs. 
Si Ton s’est perdu dans l’exégèse politique de Miracle à Milan c’est que les allé¬ 
gories sociales certaines de Zavattini ne sont point la dernière instance de son 
symbolisme, ses symboles ne sont eux-mêmes que l’allégorie de l’amour. Les 
psychanalystes nous disent que nos rêves sont tout le contraire d’un libre 
jaillissement d’image. S’ils traduisent quelque désir fondamental c’est néces¬ 
sairement, pour franchir le « sur moi » en prenant les formes que leur imposent 
un double symbolisme : général et individuel. Mais cette censure n’est pas néga¬ 
tive, Sans elle, sans la résistance qu’elle oppose à rimagination, le rêve 
n’existerait pas. Ne peut-on considérer Miracle à Milan comme la traduction, 
au niveau d’un onirisme social et à travers un symbolisme historique 
contemporain, du bon cœur de Yittorio cle Sica. Ainsi s’expliquerait peut-être 
ce que peut avoir de décousu et apparemment inorganique ce film étrange et 
dont on comprend ma) les solutions de continuité dramatique, l’indifférence à 
la logique du récit. 

★ 

J’ai parlé d’amour, j’aurais aussi bien pu dire cle poésie ? Les deux mots 
chez de Sica sont synonymes ou du moins complémentaires. La poésie n’est 
que la forme active, créatrice de l’amour, sa projection sur l’univers. Si tarée, 
ravagée par le désordre social que soit l’enfance de Sciuscia elle a encore le 
pouvoir de transformer en rêve sa misère. Le pouvoir miraculeux de Toto 
que lui a transmis sa grand’mère adoptive, c’est d’avoir gardé de l’enfance 
une inépuisable capacité cle défense poétique. Le gag de Miracle à Milan 
que je trouve le plus significatif est peut-être celui où l’on voit Emma 
Grainmatica se précipiter vers le lait qui a débordé. Tout autre gronderait 
Toto pour son manque d’initiative, épongerait le lait, mais la précipitation 
de la bonne vieille n’a d’autre but que de donner à Toto la joie de transfor¬ 
mer la petite catastrophe en un jouet merveilleux, un ruisseau dans un 
paysage à son échelle. Il n’est pas jusqu’à la table de multiplication, autre 
terreur intime de l’enfance dont la bonne vieille n’ai su faire un rêve. Toto 
urbaniste baptise les rues et les places 4 fois 4 font 16, 9 fois 9 font 81, 
parce que ces froids symboles mathématiques sont plus beaux pour lui que 
des noms mythologiques. Ici encore la comparaison avec Chariot s’impose, 
lui aussi doit à l’esprit d’enfance une extraordinaire capacité de transformer 
le monde pour un meilleur usage. Quand la réalité fin résiste et qu’il ne la 
peut matériellement changer, il en dévie le sens. Ainsi dans La Ruée vers 
FOr. des petits pains dansant ou des godillots pot-au-feu. Mais pour Chariot 
toujours sur la défensive ce pouvoir de transmutation est réservé à son usage, 
et tout au plus au seul bénéfice cle la femme qu’il aime. Chez Toto au 


38 





contraire il rayonne vers autrui; Toto ne songe pas un instant à l’usage qu’il 
pourrait faire personnellement de la colombe, sa joie s’identifie à celle qu’il 
répand. Quand il ne peut rien pour son prochain, il lui reste de se transfor¬ 
mer à son image, boiteux pour le pied-bot, petit pour le nain, aveugle pour 
le borgne. La colombe n’est que le pouvoir superfétatoire de réaliser maté¬ 
riellement la poésie car la plupart des hommes ont besoin de complément 
à leur imagination, mais Toto personnellement n’en a que faire sinon pour 
le bien d’autrui. 

Zavattini m’a dit : je suis comme un peintre devant un champ et qui 
se demande par quel brin d’herbe commencer. De Sica est le metteur idéal 
de cette profession de foi. Il y a l’art de peindre les champs comme des 
rectangles de couleur. C’est aussi celui des dramaturges qui divisent le temps 
de la vie en épisodes lesquels sont à l’instant vécu ce que le brin d’herbe 
est au champ. Pour peindre chaque brin d’herbe il faut être le douanier 
Rousseau. Au cinéma il faut avoir pour la création l’amour de De Sica. 

André Bazin. 

(Extrait de « "VîUotIo De Stea », d'André Bazin — Piccola 
Biblioteca del Cinéma, Edition Guando.) 


Umberto D t 1051.- (Scénario do Zavattini, réalisation de De Sica.) 



39 




PETIT JOURNAL INTIME DU CINEMA 
par J/ D.-V. 


Sur la demande de nombreux lecteurs nous avions institué une rubrique intitulée « Nou¬ 
velles du Cinéma ». Depuis quelques mois nous Fanions supprimée. Nous avions constaté en 
effet que, sous la forme que nous lui avions donnée, elle était de peu d'intérêt et dépourvue de 
toute efficacité . Notre parution mensuelle et les délais que nous demande notre imprimerie {la. 
majorité de nos textes sont « envoyés » trois semaines avant parution) rendaient périmée voire 
inexacte uns bonne partie des nouvelles publiées , Cependant de nombreux lecteurs nous ont à 
nouveau signalé leur regret de cette disparition et nous-mêmes nous rendions bien compte de la 
lacune qu'elle constituait. Nous tentons donc à nouveau l'expérience sous une forme nouvelle, 
en tenant au jour le jour le compte des événements concernant le cinéma qui nous paraissent 
dignes d'attention et, certains, de commentaires, si brefs soient-ils , Leur suite, replacée ainsi dans 
un contexte temporel, y gagnera peut-être une cohérence ou du moins une valeur — toute rela¬ 
tive -— de récit, qui, nous F espérons, en facilitera la lecture et lui donnera quelque intérêt . Nous 
pensons aussi qu'il serait bon que'le choix de ces nouvelles et leur commentaire soit propre <2 
leur rédacteur et que celui-ci varie avec les numéros. En « essuyant les plâtres » de cette nou¬ 
velle formule, je ne prétends qu'en indiquer F orientation et toutes les suggestions des lecteurs 
seront les bienvenues. A eux de dire si le titre choisi « Petit journal intime du Cinéma » 
leur paraît modeste ou prétentieux. Us verront dans ce premier essai ’que la vie même des 
Cahiers du Cinéma et les réactions provoquées par certains de ses articles jouent un rôle 
incontestable . A eux encore de dire s'il leur paraît déplacé ou non de tenir un peu notre journal 
en même temps que celui de leur muse favorite . j. d.-v. 


26 Janvier. — Le froid polaire qui a sévi sur 
Paris fin janvier^ début février a très défavora¬ 
blement influencé les recettes des salles durant 
plus de deux semaines.., et du même coup la 
vente des esquimaux. Nul n’est prophète en 
son pays. Les films qui ont commencé leur car¬ 
rière à cette époque — Destinées, UEtrange 
Désir de M . Bard, Histoire de Trois Amours, Les 
Fruits Sauvages — n’ont pas eu de chance. 

28 Janvier. — Au déjeuner interprofessionnel 
mensuel il y a déjà des réactions assez vives 
sur l’article de François Truffaut « Une cer¬ 
taine tendance du cinéma français » paru seule¬ 
ment depuis deux jours dans notre numéro de 
Janvier. Denis Marion est contre, Claude Mau¬ 
riac pour... etc. 

3 Février . — La commission de contrôle des 
films interdit à une large majorité un court- 
métrage de Jean-Claude Huysman et Jacques 
Audiberti intitulé Par le trou, de la palette. La 


raison invoquée —: appel à la lubricité du spec¬ 
tateur («fi) — me paraît de pure fantaisie. 
Certes l’œuvre incriminee n’est pas un chef- 
d’œuvre et le ton souvent vulgaire dù commen¬ 
taire s’aggrave de l’accent grasseyant avec 
lequel le dit Pierre Dac. Mais il s’agit de savoir 
si oui ou non Tordre public est troublé et les 
bonnes mœurs en danger. Le prétendre n’échappe 
pas à un certain ridicule. II semble plutôt que 
l’on reproche à ce film d’avoir le même pro¬ 
ducteur que La Neige était sale qui tourmenta 
beaucoup la commission l’année dernière. 
Semblable souci ne deviàit jouer aucun rôle 
dans les décisions de cette assemblée. 

4, 5 et 6 Février. —journées d’études organisées 
par la C. C. T. V. au siège de la société des 
Auteurs avec la participation de toutes les 
Sociétés d’Auteurs. Problèmes examinés : La 
co-production* la censure, les rapports cinéma- 
télévision. (Voir notre compte-rendu page 44). 


40 



7 Février. — On apprend la mort subite du 
producteur André Aron qui était Factuel pré¬ 
sident de ]a Commission de Sélection des 
films au C. N. C. Il fut, entre autres, le produc¬ 
teur de Drôle de Drame (1937), Route sans issue 
( I 947 )» La Souricière (1949), La Belle Image (1950) . 

11 Février. — Un journaliste zurichois avant 
critiqué sévèrement Les Miracles n'ont lieu qu'une 
fois r, s'est vu refuser ensuite l’acccs de la salle 
qui l'avait présenté. Il a porté plainte, mais 
le Tribunal Fédéral Fa débouté. Il paraît que 
la solidarité et la puissance des exploitants est 
redoutable en Suisse, D’ailleurs j’ai parlé de la 
chose à un exploitant parisien : il était de l’avis 
de ses confrères. Personnellement j'aime beau¬ 
coup le film d 3 Yves Allégrct, mais je reconnais 
à mon confrère Cari Seelig le droit d’en penser 
ce qu'il veut. Les Helvetes perd rai en t-i s le 
goût de la liberté ? Qu’ils aillent donc méditer 
un peu sur les mânes de Guillaume Tell et du 
bailli dont j’ai oublié le nom. Etant un peu 
Vaudois, je me sens autorisé à ce conseil (la 
devise du Canton de Vaud est : Liberté et 
Patrie). Qu’en per S- le zurichois Nino Frank ? 

12 Février. — « Le Groupe des Trente » a 
tenu une conférence de presse au Théâtre de 
Babylone. On se souvient sans doute de ce 
qu’est ce groupe : une réunion de producteurs, 
de réalisateurs, de techniciens et d 5 amis du 
court-métrage qui, sans renoncer en rien, à 
la diversité de leurs goûts, de leurs opinions et 
de leur conviction, se sont assemblé pour défen¬ 
dre le court-métrage menacé. A la suite de son 
manifeste du 20 décembre, promesse formelle 
lui avait été faite par M. Flaud qu’i] serait 
pris avant le 20 janvier un règlement d’applica¬ 
tion publique rendant obligatoire dans chaque 
programme de cinéma la projection d’un court- 
métrage français d’au moins trois cents mètres. 
Ces promesses n'ayant pas été tenues, « Le 
groupe des Trente » proteste. Nous sommes de 
cœur avec lui. 

Inauguration du Festival de Sao Paulo dont 
on a beaucoup parlé comme'devant être éblouis¬ 
sant et qui comme tous les antres débute dans 
les plâtras et les improvisations. La. France 
présente Julie lia de Marc Allegret, V Amour 
d'une Femme de Jean Grémillon, Le Guérisseur 
d’Yves Ciampi et Le Blé en Herbe de Claude 
Autant-Lara. ' Parmi les autres : Pane , amore 
et fantasia de Luigi Comçncini, La Conquête de 
l'Everest , Hondo , en trois dimensions, de John Far- 
rov, Comment épouser un Millionnaire de Jean Negu- 
lesco, en cinémascope... etc. Dans la délégation 
française : Sophie Desmaret, Blanchette Biunoy, 
Eric von Stroheim, Abel Gance, Ivan Desny, 
Jean de Baroncelli, France Roche, Etchika 
Choureau, la ravissante Lise Bourdin, la non 


moins ravissante Marie-Claude Mauriac et son 
mari Claude... (d’ailleurs elles sont toutes ravis¬ 
santes dans cette délégation)... et puis aussi Pami 
Bazin qui a renoncé à emporter son crocodile 
familier... et pour diriger cette petite troupe 
turbulente Onde Henri (Langlois) Dragon avec 
quelques-uns de ses trésors. Vive la France, le 
Brésil, la Cinémathèque et les jolies femmes. 

13 Février . — Le Figaro ayant annoncé que 
Robert Brcsson tournerait en juillet La Priîi - 
cesse de Clèves, Jean Delannoy répond dans le 
même journal qu’il a priorité, préparant lui- 
même depuis dix ans, avec Jean Cocteau, une 
Princesse de C lève s. 

Dans Combat de ce matin un article de Jean 
Pdleauticr révèle qu’à Sainte-Anne on ignore 
la nymphomanie. Or le prologue de La Rage 
au Corps où l’on voit un médecin expliquer la 
gravite de ce « problème social » est censé se 
passeè à Sa in te-Anne et la chose est identifiée 
par un plan du porche de l’Hôpital. Voilà un 
alibi de plus qui tombe. Cela a son importance 
dans la petite histoire de la tendance soi-disant 
sociale, style Compagnes de la Nuit. Il eut été 
plus élégant de ne pas dégiiiser La Rage au Corps 
en croisade... d’autant plus que le film n’est 
pas plus mal fait qu'un autre. 

14 Février , — L’U. R. S. S, a accepté de parti¬ 
ciper au Festival de Cannes 1954, où elle s’abs¬ 
tint depuis 1951. Elle enverra trois longs métrages, 
deux courts métrages: et une importante délé¬ 
gation de vedettes. 

15 Février . — Dans Le Figaro de ce jour, 
Brcsson répond à Delannoy. Citons : «Je ne 
sais pas ce qui vous pousse. Vous partez tout 
seul, du pied gtu'he et avec des armes fausses. 
II n’y aura pas de guerre et je tournerai « mon 
film » cet été comme Va annoncé Le Figaro. » 
Qui connaît Bresson conviendra qu’il doit être 
très fâché pour élever an;i la voix. 

17 Février . — La polémique Bresson-Delan- 
noy continue. Ce dernier répond à son tour, 
toujours dans Le Figaro. « L’affaire, dit-il, 
relève du Conseil supérieur des auteurs de films 
et de la Direction générale du Cinéma. » On 
m'apprend en effet qu’il y a des « usages » 
entre producteurs pour ne pas toucher à une 
oeuvre — même du domaine public — dont 
s’occupe un confrère. Mais, dix ans,., n'y a-t-il 
pas prescription? L’affaire bien sûr se réglera 
très au-dessus de nos têtes, mais je ne puis 
m’empèchcr de penser que Delannoy a réalisé 
dix filins depuis J 945 et Bresson deux (dont un 
commencé en 1944). Brcsson est vraiment le 
moins gênant des collègues pour les autres réali¬ 
sateurs. Sa lutte solitaire et opiniâtre pour 
oeuvrer dans la voie rigide qu'il s'est tracé 
devrait peser dans la balance. 


41 





iS Février* —Jean Renoir fait une conférence 
extrêmement intéressante et vivante au Cinéma 
Lüx sur « L’Art Français aux Etats-Unis ». 
Il vient par ailleurs de terminer une pièce de 
théâtre intitulée Orvet. 

19 Février . — Encore une réponse de Bresson à 
Deîannoy. « Je vais, je vO'is le répète , tourner mon 
film de La Princesse de Glèves... » On pourra 
discuter de cette affaire dans tous les sens — 
et j’ai rencontré cet après-midi un réalisateur 
que j’estime qui était «pour» Deîannoy —je 
ne vois pas ce que l’on peut logiquement objec¬ 
ter, en dépit de tous les « usages » ou de tous les 
arrangements, à ce que disait Bresson dans sa 
lettre du 15 février : « Parce qu'une personne tient 
dans ses tiroirs Inadaptation d\me œuvre qui est dans le 
domaine public (Pannoncerait-elle chaque année , à la 
face du mondé) elle ne peut prétendre empêcher pour 
toujours une autre personne de tirer un film de cette 
œuvre. Si cela était possible , toute la littérature serait 
blaguée). 

M. Eric Johnston, président de la Motion Pic- 
ture Association of America a déclaré : « Je me 
réjouis de ce que la Cour Suprême des U. S. A. ait, 
dans deux cas de plus [dont celui La Ronde), mis en 
échec la commission de censure du Cinéma... j'espère 
proche le jour où la Cour ira plus loin et éliminera 
toute censure a caractère politique des films - » Un 
grand bravo h M. Johnston. 

20 Février . — En annonçant le Festival de 
Cannes (25 mars-9 avril). La Cinématogra¬ 
phie Française, parle de la sélection fran¬ 
çaise et dit : <( ...on parle comme favoris de Tou- 
chez pas au Grisbi, de L'Affaire Mamizius, et du 
Grand Jeu ». Curieux, étant donné qu’à la date 
de parution de ce journal (20 février) la commis¬ 
sion de sélection n’avait encore vu aucun de 
ces films. 

23 Février . —Dans Le Figaro Littéraire du 
20.février, sous le titre « Aurenche etBost ou le 
masque soulevé », Claude Mauriac approuve 
le fameux article de TrufFaut. Il dît par exemple. 
« A un certain ton moralisateur près , que nous ne 
partageons pas entièrement {on est de tendance puri¬ 
taine aux Cahiers du Cinéma, ef un recours de plus 
en plus fréquent à une illustration qui se veut légère 
camoufie celte tendance sans rien y changer), à V excep¬ 
tion dis-je de ce côté prêdicant, force nous est de faire 
nôtres les conclusions de M. Truffant. » Truffant 
décidera lui-même s’il est prédicant ou non 
(l’extrême jeunesse l’est toujours un peu) mais 
moi qui choisit les illustrations de ces Cahiers 
et suis censé, avec Bazin, veiller à leur tendance, 
j’apprends que je suis à la fois grivois et puri¬ 
tain. Ce n’est pas « de jeu », mon cher Claude 
tu me connais trop bien. D’ailleurs entre deux 
photo? de jolies filles, je choisirai toujours la 
moins vêtue : goût du soleil, héritage de mon bon 
maître J. G. Auriol, vice de conformation... etc. 


Mais tu dis : « qui se veut légère ». Dois-je 
comprendre que cette illustration ne l’est pas 
réellement ? Je vais faire un effon. 

25 Février . — Au déjeuner de la D. I. P., le 
désormais fameux article sur Aurenche et 
Bost est de nouveau sur la sellette. Il y a là le 
directeur général du cinéma Jacques Flaud, 
Charles Spaak, Georges Cravenne, Jacqueline 
Audry, Pierre Laroche, Kast, Astruc... etc... et 
la discussion va bon train. Ni Bazin, ni moi, 
qui avons pourtant beaucoup réfléchi avant 
de publier cette étude, aurions jamais cru que le 
« boum » serait aussi sonore. Une abondante 
correspondance également arrive aux Cahiers. 
Dans l’ensemble elle est indignée. Il serait trop 
long de répondre ici. Je signalerai pourtant à 
M. Jacques Hebenstreit que le Carosse d'Or n’est 
pas un film de commande et que Renoir lui- 
même nous a dit qu’il en était enchanté et 
qu’il y pensait depuis très longtemps. Il y a 
aussi une lettre signée de façon quasi-illisible 
{quelque chose comme Pierre Theff ) qui mérite 
deux mots car elle est du genre injurieux. Il 
y est dit « Il faudra bien un jour évoquer des his¬ 
toires de gros sous » ; et ceci à propos des Cahiers 
accusés par ailleurs d’être « répandus aux frais 
de X ». Mystère ? Or il n’y en a pas. Les Cahiers 
ne sont financés par personne et vivent (mal) 
uniquement de ce qu’ils rapportent (peu). 
Cela est facile à vérifier. Nos « livres », comme 
on dit, sont à la disposition de notre aimable 
correspondant. En somme nous sommes accusés 
d’être réactionnaires et calotins. Je n’aurais 
jamais pensé à cela quand je me promenais en 
Ï952 dam ïesrues de Moscou. Le plus amusant 
c’est qu’H y a quelque temps après la publica¬ 
tion d’article de Sadoul, Kast, Moussinac... etc... 
après notre Editorial sur l’affaire Aristarco, 
après mes « Feuillets soviétiques », après nos 
attaques contre la censure, nous avons reçu 
des lettres indignées de lecteurs prétendant que 
nous étions tous communistes et anti-cléricaux ! 
Le concept d’une revue « libre » semble échapper 
complètement à certains de nos lecteurs. 

On annonce que Fritz Lang va réaliser un 
« remake » de La Bêle Humaine de Jean Renoir, 
avec Gloria Grahatne dans le rôle de Simone 
Simon, Glenn Ford dans celui de Jean Gabin 
et Broderick Crawford dans celui de Fernand 
Ledoux. 4 

2 6 Février. — Louis Daquin va réaliser à 
Vienne en Avril une nouvelle version de Bel 
Ami de Maupassant. Adaptation et dialogues 
de Wladimir Pozner et Roger Vaillant. 

Howard Hughes, propriétaire d’une partie 
de la R. K. O vient d’annoncer qu’il rachetait 
à 6 dollars pièce toutes celles qu’on lui propo¬ 
serait. D’où immédiatement une forte hausse 
sur les actions. 

27 Février. — Truffant rencontre André 


42 





Michel le réalisateur de Trois Femmes sur les 
Champs-Elysées. 

— Que préparez-vous ? 

— Un film que je tournerai en Laponie et 
dont je suis en train de chercher le titre. 

— Quel genre de film est-ce ? 

— Quelque chose entre Tristan et Yseult et 
Laurel et Hardy chef d'ilôt, .. plutôt tout de même 
du côté de Tristan Je vous préviendrai quand 
j’aurai trouvé un titre. 

29 Février . — Myrîam, la meilleure monteuse 
du cinéma français est morte. Rappelions qu’elle 
signa avec Pierre Braunbcrger la remarquable 
Course de taureaux. 

ie f Mars. ■ — Le 31 Mars notre confrère 
Georges Sadoui sfera jugé pour « injures et 
diffamation de l’armée », à cause d’un article 
paru dans U Humanité du 14 Février 1953 sur 
le film Crève-Cœur réalisé à la gloire du bataillon 
français de Corée. Le Cabinet de M. Pleven et 
de M. de Chevigné qui est à Porigine de la 
plainte a fait citer 22 témoins dont un lieute¬ 
nant-colonel, deux mutilés et une infirmière. 
Nous en reparlerons. Disons simplement pour 
l’instant qu’il existe théoriquement une certaine 
« liberté d’expression » dans la IV e République 
et qu’elle postule entre autres le droit de dire 
que la réalisation d’un film sur le bataillon de 
Corée est une manière de provocation et n’ajou¬ 
tera rien à la gloire de Parméc française. 

Je m’aperçois tout d’un coup, avec quelque 
retard, qu’Orson Welles est en train de tourner en 
Espagne un film intitulé Mister Arkadin . Chaque 
fois que Welles tourne, c’est un événement pour 
beaucoup... mais aucun son de trompe, n’a 
annoncé le fait. Il s'agit de l’histoire d’un 
aventurier racontée par plusieurs épisodes dans 
des villes différentes. Welles joue lui-même Arka- 
din, entouré de Marlène Dietrich, Michael 
Readgrave, Alida Valli, Akim Tamirov et Peter 
Van Eyck. 

3 Mars. —Voici quelques nouvelles du Cinéma 
soviétique. La première co-production soviéto- 
albanaise Skanderberg vient de sortir à Moscou. 
Son réalisateur Serge Ioutkcvilch m’avait 
parlé de ce film quand je Pavais rencontré en 
1952 à Moscou. Il venait d’en tourner les exté¬ 
rieurs en Albanie sur les lieux même où vécut 
Skanderberg, héros de la libération Albanaise 
au xv e siècle. Les studios « Mosfilm » ont entre¬ 
pris la réalisation de : Des hommes sévères (Réali¬ 
sateur : A. Stolper), VEpreuve de la fidélité (I. Py- 
riev), Les Vieux amis (une comédie. Réalisateur : 
Kalatozov), U Ecole du Courage (V, Basse v), 
L'Examen de maturité (T. Loukachevilch), Les 
Joyeuses Etoiles (V. Stroïva). 


5 Mars. — Orson Welles tourne maintenant 
Mister Arkadin sur la côte d’azur... le film d’ail¬ 
leurs s’intitule maintenant The Last Witness, 


8 Mars. —- Rossellini a terminé Jeanne au bûcher 
d’après Claudel, avec Ingrid Bergman qui vien" 
dra en juin interpréter la pièce à l’Opéra de Paris, 
dans une mise en scène de son illustre mari. 


9 Mars. —- Une centaine de manifestants appar¬ 
tenant à l’Action catholique et à l’Association 
des familles catholiques de Caen ont demandé 
à M. Guillou, maire de cette ville que soit inter¬ 
dite la projection du Blé en herbe . 


10 Mars. — Faisant suite à la demande des 
Associations familliales de Nice, Le préfet des 
Alpes-Maritimes à recommandé aux municipa¬ 
lités du département de ne pas laisser projeter 
les films La Rage au Corps , Avant te déluge et Au 
diable la venu. Le maire de Nice a aussitôt inter¬ 
dit les films par arrêté. 


11 Mars. —- M. René Monti, député U. R. A. S, 
de la Seine a demandé à interpeller : d’une part 
le secrétaire d’État chargé de l’information qui 
a cru devoir interdire l’exportation d'Avant le 
déluge, d’autre part le ministère de l’Intérieur 
sur les conditions dans lesquelles un préfet a pu 
prendre un arrêté d’interdiction avant même 
toute projection publique dans son département. 


13 Mars. '— La commission de sélection du 
C. N. G- a choisi pour représenter la France au 
Festival de Cannes : Le Grand Jeu (coproduction 
franco-italienne, réalisateur germano-américain 
Robert Siodmack, principale interprète italienne : 
Gina Lollobrigida) ; Avant le déluge (coproduction 
franco-italienne, deux interprètes italiennes dou¬ 
blées en français : Isa Miranda et Délia Scala), 
Sang et lumières (coproduction franco-espagnole, 
principale interprète féminine américaine dou¬ 
blée Zsa Zsa Gabor, nombreux interprètes 
espagnols doublés). Dans les courts métrages ne 
sont pas retenus le fascinant Astrologie de Jean 
Grémillon et l’admirable François .Mauriac de 
Roger Leenhardt. 


13 Mars. — Dans un journal corporatif on peut 
lire : « M. Bachaud recherche des mélodrames 
français ou doublés même datant de plus de quinze 
ans (jusqu’en 1935) à condition qu’ils soient 
inédits au Canada... » 

J. D.-V. 


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LES TROIS JOURNEES 
de la C.C.T.V. 


Les 5 et 6 Février , sur l’initiative de VAssociation Française de la critique 
de Cinéma et de Télévision et de son président André Lang, les délégués officiels de 
huit Sociétés d’Auteur se sont réunies au siège de la «Dramatique» pour examiner 
les problèmes de la co-production , de la censure et des rapports Cinéma-Télévision . 
Primitivement ce débat avait été prévu avec la participation de toutes les associa¬ 
tions représentant les différentes branches professionnelles et syndicales de la profession . 
Pour des raisons sur lesquelles il serait trop long de s’étendre et que nous ne pou¬ 
vons ici que déplorer cette réunion «large» n’a pu s’effectuer . Cependant les trois 
motions adoptées à l’unanimité ont été soumises aux vingt-cinq groupements qui 
avaient été primitivement invités en leur proposant de les approuver ou d’indiquer leurs 
amendements > Signées le 27 Février les motions ont été remises au ministère de VIndus¬ 
trie et du Commerce, au secrétariat à VInformation, à la direction générale du centre 
National du cinéma , aux Commissions parlementaires de l’Assemblée Nationale et du 
Conseil de la République puis rendues publiques par une conférence de presse en date 
du 2 Mars . 

Nos liens sont ici trop étroits avec la C. C. T . F, dont deux de nos rédacteurs 
en chef sont respectivement trésorier et secrétaire général z pour que rions soyons à la 
fois juges et parties . Nous nous permettrons cependant de féliciter André Lang de son 
initiative et nous espérons en publiant ici : i° un résumé — hélas trop bref ! — de 
chacun des débats et 2 0 le texte complet des motions votées, attirer l’attention de 
nos lecteurs et des Pouvoirs Publics sur trois problèmes , souvent mal connus , qui 
conditionnent l’existence actuelle du cinéma français aussi bien dans ses données éco¬ 
nomiques que dans ses perspectives artistiques . 


44 




JOURNEE Q'ÊYUBE DU 4 FEVRIER 1954 : 
LES CO-PRODUCTIONS 


A la séance du 5 février 19D4 assistaient • inouïs Ch avance, Pierre Laroche, Jean Dréville, 
Jean-Paul Lo Chanoas, André Berthomicu (pour l'Association des Auteurs de Films), Jean Rieux 
(pour ta Société des Auteurs, Editeurs et Compositeurs }, Francis Didelot, Etienne Gril {pour ta 
Société des Gens de Lettres ), Pierre Laroche, Claude Accursi (pour ta Syndicat National des 
Auteurs et des Compositeurs de musique)* Albert Pliera (pour ta Syndicat des Metteurs en scène 
de Radio et de Télévision), André Lan^, André Bazin, Pierre Laroche, Georges Sadoul et 
Jacques Doniol-A T aIcroze (pour VAssociation Française de la Critique de Cinéma et de Télévision). 


La séance est présidée par Jean Dclannoy qui donne la parole à Pierre 
Laroche pour la lecture de son rapport. Ce rapport insiste sur le fait que, 
jusqu’à jmésent, les co-productions ne satisfont personne, sauf dans cexiains 
cas les caissiers ; qu’elles donnent des œuvres hybrides, sans personnalité, sans 
nationalité, sans âme, et parlant Pcifarant langage du doublage. Il condamne 
formellement la post-synchronisation et indique le système du jumelage comme 
seule solution possible au problème artistique des co-productions. 

Après la lecture du rapport, le premier orateur inscrit, Roger Fernav, insiste 
sur le grave danger que les films réalisés en co-production font courir aux films 
de réalisation purement française et ce, par le mécanisme de la loi d’aide. Il 
envisage d'abord le cas des co-productions du type franco-italien où une légis¬ 
lation est déjà en vigueur, et constate que les films faits clans ces conditions 
bénéficient d'avantages dans les deux pays. La loi italienne étant différente de 
la loi française (8 vv pour les films courants et 18 % pour les films de grande 
classe — ce uniquement sur les recettes du système italien. En France 7 c /o sur 
les recettes françaises, 30 % sur les recettes à l'étranger), que peut-il se pro¬ 
duire ? S'il n'y a pas de problème pour les films réalisés en France, il n’en est 
pas de même avec les filins d'initiative italienne ; on en arrive au résultat 
paradoxal que des films italiens à grand spectacle conçus pour des marchés 
extérieurs, notamment américains, ne présentant pas la moindre caractéristique 
française et, en outre, ne faisant pas un sou en France, bénéficient, s’ils sont 
exploités en Amérique et font par exemple un milliard de recettes, de trois cents 
à quatre cents millions de la loi d’aide française. Puis l’orateur envisage le cas 
des pays,avec lesquels il n’y a pas d’accord de réciprocité, il signale des projets 
de co-production avec l’Egypte, l'Argentine, le Brésil, etc..., et estime que le 
système du jumelage serait le moindre mal. Il cite également le cas des Orgueilleux 
comme un exemple sain : scénario français, réalisateur français, vedettes fran¬ 
çaises ; il est normal que ce film bénéficie des mêmes avantages que les films 
français. Par contre, il n’en est pas de même pour le dernier film de René Clément, 
Monsieur Ri pois, réalisé, hors accord, avec l’Angleterre et qui, malgré la pré¬ 
sence de deux comédiens français, a été enregistré en anglais et est destiné 
en fait au marché anglo-saxon. Doit-il donc bénéficier de la nationalité française 
et passer dans le quota français ? 

Après l’intervention de itoger Fernay, la discussion s’engage. Jean D élan no y 
fait remarquer que, sous des noms français, les producteurs italiens s’installent 
en France, touchent les 18 % en Italie et, ici, bénéficient de la loi d’aide ; au 
point de vue artistique, la pensée française est cle plus en plus éliminée au 
profit de la pensée italienne ; que même quand les producteurs français ne se 
font pas avancer leur part par les producteurs Italiens, ils sont tentés par la 
perspective du marché américain qui les fera bénéficier de l’aide sur les recettes 
étrangères. Pierre Laroche indique que 40 % des maisons de production françaises 
sont des maisons italiennes déguisées, qu'en outre, les films faits en co-production 
avec l'Italie subissent la censure Yaticane et que les ouvrages mis à l’index ne 
peuvent être tournés. André Lang rappelle le système de surimpression sonore 
qui avait été expérimenté il y a cinq ou six ans, et qui constituerait peut-être 
un remède au danger du doublage. Jean-Paul Le Chanois précise que, dans son 
dernier film. Le Village Magique, il a, dans la version française, des scènes 
italiennes sous-titrées en français et que, dans la version italienne, ces scènes 
qui pourtant avaient été enregistrées directement en italien, ont été postsynchro¬ 
nisées sur, ce qui est plus grave, un texte souvent très différent. 


45 




Des interventions suivantes de Pierre Laroche, Jean Defannoy, Roger Fernay; 
Jean Néry, Etienne Gril, Jean-Paul Le Ghanois, André Lang et Jacques Enoch, 
il ressort que, si le Ministre des Finances dégrevait de moitié le cinéma français, 
il n'y aurait plus de problème mais que, cette détaxation étant impossible à 
obtenir, les filins devenant de plus en plus chers, et inamortissables en France 
seulement, la co-production demeure la seule solution, hélas I au _ détriment de 
la qualité. Il faut donc aménager ce système qui est un mal nécessaire. Par 
ailleurs, Jean-Paul Le Ghanois fait remarquer que le Crédit National n’a pas 
joué son rôle normal cette année, 380 millions seulement ayant été utilisés. Pour¬ 
quoi la production française n'a-t-elle pas bénéficié des G20 millions restants ? 

A 17 heures, la séance est interrompue pour permettre à Roger Fernay et 
Pierre Laroche de rédiger la motion finale ; à 17 h. 30, après quelques modifi¬ 
cations de détail, celle-ci est approuvée à l’unanimité. 

* 


MOTION 

Réunis le 4 février 1954 à la Société des Auteurs et Compositeurs Drama¬ 
tiques, 9, rue Ballu, sur l'initiative de l’Association Française de la Critique de 
Cinéma et de Télévision, 

Les délégués soussignés, 

de l’Association des Auteurs de Films, 
de l'Association des Auteurs de Télévision, 

de l’Association Française de la Critique de Cinéma et de Télévision, 
de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, 
de la Société des Auteurs, Editeurs et Compositeurs de Musique, 
de la Société des Gens de Lettres, 

du Syndicat des Metteurs en scène de Radio et de Télévision, 
du Syndicat National des Auteurs et Compositeurs de Musique, 

Après avoir examiné le problème des co-productions cinématographiques 
internationales et ses incidences sur la production purement française, 

Déclarent à F unanimité ne pouvoir souscrire au principe même de ces co¬ 
productions pour les deux raisons principales suivantes : 

1°) Le développement incessant des co-productions — môme dans le cadre 
des accords de co-productions franco-italiennes qui peuvent être considérés 
comme les plus judicieusement réglementés — tend à provoquer d’une manière 
inéluctable la disparition progressive de la production spécifiquement nationale* 

2°) Les impératifs économiques dont on tire argument pour conclure à J a 
nécessité des co-productions ne peuvent être invoqués que par suite de F insuf¬ 
fisance des mesures gouvernementales de soutien de la production nationale 
française. 

En conséquence, les représentants des organismes ci-dessus : 

d) Font appel aux Pouvoirs publics pour leur demander d’instaurer d’ur¬ 
gence des mesures de protection analogues à celles appliquées par certains 
gouvernements étrangers — notamment par le Gouvernement italien — mesures 
qui devraient consister principalement en une détaxation des spectacles cinéma¬ 
tographiques composés de productions çurements nationales ; 

Signalent en particulier que c’est grâce à ces mesures que le cinéma italien 
connaît aujourd’hui une fortune grandissante alors que le cinéma français est 
en proie à un malaise financier qui risque d’en traîner sa perte à brève échéance ; 

Concluent enfin que de semblables mesures, sans faire disparaître les co-pro- 
ductions, en supprimeraient néanmoins le danger principal, car elles permet¬ 
traient à la production nationale de subsister parallèlement et de poursuivre 
son essor. 

b) D'ores et déjà, et en attendant qu’une telle action puisse être menée, les 
représentants des organismes soussignés estiment indispensables : 


46 





1°) Que les coproductions revêtent exclusivement la îorme d’association 
de capitaux ne pouvant entraîner aucune aliénation du caractère artistique 
national, qui est un élément indispensable de la qualité d’un film ; 

2°) Que, dans ce but, le système de jumelage intégral (c’est-à-dire : un film 
purement français correspondant à un film purement étranger) soit pratiqué, 
comme étant le seul rationnel du point de vue artistique ; 

3°) Qu’à défaut de jumelage total, on adopte au moins le principe de la double 
version, qui peut aussi, dans certains cas, satisfaire aux préoccupations précitées ; 

4°) Qu’en tout état de cause, les acteurs enregistrent toujours dans la 
langue des dialogues originaux et que soit radicalement proscrit tout doublage; 

5°) Qu’en cas de jumelage, les avantages accordés par la France aux films 
d’initiative étrangère ne puissent jamais être supérieurs aux avantages accordés 
aux films d’initiative française par le pays co-producteur ; 

5° bis ) Que d’autre part, afin de garantir le travail des techniciens et des 
ouvriers des studios et des laboratoires français, les films réalisés en dehors de 
tout jumelage ne puissent bénéficier des avantages accordés aux films français 
que sous réserve d’un équilibre qualitatif annuel entre les productions des deux 
pays intéressés. 

6°) Qu’en l’absence d’un accord bilatéral prévoyant le jumelage, ou de 
l’établissement d’une double version, les films réalisés en co-productions ne 
puissent bénéficier des avantages accordés aux films français que s r il s'agit d'un 
film tourné par un réalisateur français , comportant un scénario , un découpage, 
des dialogues et une partition musicale à*auteurs français et enregistrés direc¬ 
tement en langue française par des acteurs français . 


Cette motion a été approuvée et signée par : La Fédération Nationale du Spectacle, le 
Syndicat de» Techniciens de la Production Cinématographique, la Fédération Française des 
Cinés-Clubs et la Fédération Centrale des Cinés-Clubs. 


JOURNEE D'ETUDE DU 5 FEVRIER 1954 : 

LA CENSURE 

A la séance du 4 février 1054 assistaient : Jean Delannoy, Jean DrcviJlc, Pierre Laroche, 
Jean-Paul Le Clianois (pour VAssociation des Auteurs de film s) , Paul Achard (pour la Société 
des Auteurs et Compositeurs dramatiques) , Jacques Enoch, René Sylvîano, Jean llieuv (pour 
fa Société des Auteurs, Editeurs et Compositeurs), Etienne Gril, Francis Didelot (pour la Société des 
Gens de Lettres ), Roger Fcrnay, Maurice Ililéro (pour le Syndicat national des Auteurs et des 
Compositeurs de musique), Albert Riêra (pour le Syndicat des Metteurs en scène de Radiodiffusion 
et de Télévision ), André Lan£, Jean Néry, Pierre Laroche, Georges Sadoul et Jacques Doniol- 
Yaleroze (pour 1*Association Française de* la Critique de Cinéma et de Télévision), 

La séance est présidée par Francis Didelot (président du Syndicat des Ecri¬ 
vains) qui, après avoir lu un texte d’Emile Zola (La République et la litlérature ), 
stigmatisant la censure en République, donne la parole à André Lang qui va lire 
le rapport d’André Bazin. Ce rapport est constitué de quatre points précis : 

1°) Présence à la Commission de Censure (arguments pour et contre cette 
présence. Pour : limiter les dégâts. Contre : cautionner par notre présence une 
institution que nous récusons). 

2°) Censure (l’ordonnance du 3 juillet 1945 instituant la Commission de 
Contrôle et précisant son rôle — respect des bonnes mœurs et de l’ordre public — 
n’est pas respecté. La censure devient un organisme de contrôle gouvernemental, 
chaque ministère représenté défendant les préoccupations du moment de son 
ministre). 

3 D ) Pré-censure (danger d’un système que l’on voudrait rendre obligatoire 
et qui l’est en fait, tendant à stériliser la production au stade du scénario). 


47 



4 P ) Cinés-Clubs (scandale de l'arrêté du G juillet 1948, instituant un visa 
pour les séances non commerciales). 

Lecture est ensuite donnée d’un texte sur la liberté des théâtres et la censure, 
texte obligeamment communiqué par Jean Matthyssens, délégué général de la 
Société des Auteurs ; il en ressort que le décret du 2 février 1874, remettant en 
vigueur la censure, n’à jamais été aboli mais qu’en fait elle ne fonctionne plus 
depuis 1905. 

Sur la demande d’André Bazin, Georges Sadoul rappelle que le « Théâtre 
libre » d’Antoine s’inspirait du même principe que les cinés-çlubs. André Lang 
donne ensuite lecture de sa lettre de démission de la Commission de Contrôle 
adressée au Président Henri de Scgognc, puis précise sa position : a) il est 
scandaleux que le réalisateur ne soit pas autorisé a défendre son œuvre devant 
la Commission de Contrôle ; b) scandaleux également qidaucune mention ne figure 
au générique indiquant qu’il y a eu coupure p d’œuvre est ainsi défigurée au 
détriment de la réputation de fauteur. 

La discussion s’engage alors sur le problème de la « présence ». Pierre 
Laroche estime qu’elle est. intolérable. André Bazin pensé que le danger est 
moindre en y demeurant, â condition toutefois d’établir une doctrine commune 
aux associations représentées. Georges Sadoul est du meme avis. Sont évoquées 
au passage les questions de la « discrétion » sur les délibérations de la Commis¬ 
sion'et-du règlement intérieur. 

La discussion s’engage ensuite sur le problème du libre arbitre, c’est-à-dire 
de la liberté de vote des représentants de la profession à la Commission de 
Contrôle. Aux partisans du mandat impératif (toujours voter pour les films), 
André Bazin objecte que, cî’un point de vue tactique, la formule de l’abstention 
peut permettre à la profession, en lui évitant d’apparaître aux yeux des fonc¬ 
tionnaires comme un bloc monolythique, d’obtenir dans certains cas des résultats 
efficaces. Il est admis par les présents que cette liberté pourrait être accordée 
à la limite aux représentants de la presse, mais pas à ceux de la profession qui 
ne peuvent, en aucun cas, sc poser en juges de leurs confrères. En résumé, 
l’opinion commune est que, si présence il y a, il faut avant tout rappeler à la 
Commission que son domaine se borne exclusivement aux bonnes mœurs et à 
l’ordre public. 

A propos de la pré-censure, André Bazin indique que si les arguments 
matériels militent en sa faveur, elle est inadmissible sur le plan artistique, 
Jean-Paul Le Chanois précise que la Commission (l’agrément constitue une censure 
de plus, les financiers ayant leur mot à dire sur le sujet des films proposés à 
leur examen. Cette multiplication de contrôles explique la baisse des niveaux 
des scénarios et des films, qui n’est .imputable ni aux scénaristes, ni aux réali¬ 
sateurs. . 

A propos du scandale de l’arrêté du G juillet 1948, instituant un visa pour 
les séances non commerciales, André Bazin rappelle qu’il fut pris en pleine 
campagne électorale pour des motifs spécifiques à cette campagne, qu’en tout 
état de cause il est infâme, et qu’il faut prendre à ce sujet une position très 
stricte : des films archi-classiques ont été'saisis ou interdits et toute l’activité 
culturelle et indispensable des Cinés-Clubs peut â tout moment se trouvez' entravée 
par ce procédé inqualifiable. 

Avant d’en passer à la rédaction de la motion, Jean-Paul Le Chanois reprend 
son intervention de la veille au sujet du Crédit National, et explique que 
si 880 millions seulement sur lin milliard ont été versés à la production, c’est 
parce que le Crédit National, à son four, joue le rôle d’une censure supplémen¬ 
taire, ce qui porte à quatre le nombre des contrôles dont souffre le cinéma : 
pré-censure, commission d’agrément, censure et Crédit National. 

La séance est interrompue pour permettre à André Bazin, André Bertliomicu, 
Jean-Paul Le Chanois et André Lang d’élaborer la motion finale qui, après 
quelques modifications de vocabulaire, est approuvée à l’unanimité. 


MOTION 

Réunis le 5 février 1954 à la Société des Auteurs et Compositeurs Drama¬ 
tiques, 9, rue Ballu, sur l'initiative de l'Association Française de la Critique de 
Cinéma et de Télévision, 

Les délégués soussignés, 

de rAssociation des Auteurs de Films, 
de l’Association des Auteurs de Télévision, 

de T Association Française de la Critique de Cinéma et de Télévision, 
de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, 
de la Société des Auteurs, Editeurs et Compositeurs de Musique, 
de la Société des Gens de Lettres, 

du Syndicat des Metteurs en scène de Radio et de Télévision, 
du Syndicat National des Auteurs et Compositeurs de Musique, 

Ayant examiné le problème posé par l’existence d’une commission dite 
de contrôle des films, 

Réaffirment solennellement et catégoriquement qu’ils condamnent toute cen¬ 
sure, quelque forme, qu’elle revête, quelque appellation qu’elle se donne» 

Ils rappellent que la liberté d’expression dans tous les domaines de l’art 
et de la pensée est reconnue et garantie par la Constitution et la Loi. 

Ils constatent au surplus que le fonctionnement de cette commission a fait 
naître à tous les échelons une cascade de censures préalables : 

— pré-contrôle des scénarios, 

— commission d’agrément, 

— commission du Crédit National, 

qui engendrent la timidité et la peur chez les producteurs et les distributeurs, 
et l’inhibition des auteurs. 

Dans l’état actuel des choses, ils sont résolus à agir pour limiter au maxi¬ 
mum les effets de ccs censures. 

Ils rappellent que l’ordonnance du 3 juillet 1945 ne vise que le maintien 
de l’ordre public et la sauvegarde des bonnes mœurs. Ils constatent que ces deux 
modalités sont aujourd’hui dépassées et que la Commission de Contrôle devient 
un. instrument de censure gouvernementale. 

Ils constatent, d’autre part, que les pressions matérielles tendent à rendre 
obligaioire la pré-censure qui devance en l’aggravant l’action finale de la 
Commission de Contrôle. 

Ils demandent instamment que soit abroge Parrêté du 6 juillet 1948, insti¬ 
tuant un visa pour les séances non commerciales qui frappe d’abord en fait 
les projections culturelles et empêche ainsi les films non agréés d’atteindre un 
public, si restreint soit-il. 

En attendant la suppression effective de la censure, les soussignés déplorent 
que la France n’ait pas de politique culturelle à P égard de la jeunesse, seul 
domaine où les restrictions à la liberté du commerce cinématographique puissent 
être envisagées. 

Ils demandent enfin qu’à tout le moins aucune décision de censure relative 
à des films français ne puisse être prise sans que les auteurs ne soient entendus. 


Cette motion a été approuvée et signée par ; La Fédération Nationale du Spectacle, le 
Syndicat des Techniciens de la Production Cinématographique, la Fédération Française des 
Cinés-Clubs et la Fédération Centrale des Cinés-Clubs. 


4 


49 




JOURNEE D'ETUDE DU 6 FEVRIER 1954 
CINEMA ET TELEVISION 


Ti 


A la séance (lu 6 février assistaient : Louis Chavance, André Bcrthomieu, Pierre Laroche, 
Jean-Paul Le Chanoîs (pour l’Association des Auteurs de Films), Jacques Chabannes, Pierre 
Tchcrnia (pour VAssociation des Auteurs de T.V.), Marc-Cab (pour la Société des Auteurs et 
Compositeurs dramatiques), Jacques Enoch, René Sylviano (pour îa Société des Auteurs et Compo¬ 
siteurs) , Etienne Gril (pour (a Société des Gens' de Lettres ), Pierre Laroche, Charles Spaak, 
Maurice Hiléro (pour le Syndicat National des Auteurs et des Compositeurs de musique ), René 
Wilmet, Maurice Cazeneuve, Albert Riera (pour le Syndical 1 des Metteurs en scène de Radio 
et de T y.), Pierre Laroche, André Lang, Jean Thcvcnot et J. Doniol-Valcroze (pour la C.C.r.V.). 


La séance est présidée par Charles Spaak qui donne la parole à Jean Thévenot 
pour la leçture de son rapport Celui-ci examine les raisons de la crise hol¬ 
lywoodienne provoquée par la télévision et met en garde contre les leçons 
liâtives que Ton en pourrait tirer à propos de la situation en France. Il explique 
ensuite les règles qui régissent actuellement les rapports entre le Cinéma et la 
Télévision et estime que le cinéma aurait grand tort de s'en tenir à une attitude 
de défense et de limiter ses relations avec la télévision à line réglementation 
sur l'exploitation des films déjà existants. En effet, le cinéma n'a qu'à gagner à 
une coopération plus étroite avec la télévision qui : 

1°) Représente un débouché considérable pour les techniciens du cinéma ; 

2°) Peut lui fournir des instruments de travail qui n'ont guère été utilisés 
jusqu'ici ; 

3°) Peut être le point de départ de eo-productions Cinéma-Télévision inté¬ 
ressantes pour les deux parties ; 

4°) Par le système des bandes-annonces, peut jouer un rôle de publicité 
efficace en substituant la programmation-propagande à la programmation-concur¬ 
rence ; 

5°) La télévision des salles devant remplacer un jour la télévision des 
salons, c'est-à-dire devenant distributrice de films, un système nouveau de distri¬ 
bution est à étudier, qui aboutira à une gigantesque industrie commune Cinéma- 
Télévision. 

Il conclut qu'entre le cinéma et la télévision un mariage est inéluctable, dont 
on voudrait qu'il fut d'amour autant que de raison. Toutefois, il reste encore à 
la télévision a être dotée d'un statut assurant son indépendance et sa liberté. 

Après lecture du rapport, Albert Riera prend la parole et préconise pour 
la Télévision un statut lui donnant des responsabilités et lui autorisant des 
apports privés, du type par exemple de la^ Régie autonome des Etablissements 
Renault. Après que Pierre Laroche eut indiqué que, depuis le 28 février, 
la Télévision marocaine fonctionne avec intervention de la publicité, et après 
qu'il ait été discuté des trois formes de statuts possibles (privé, d’Etat, régie), 
l'unanimité se fait sur l'urgence de faire dépendre le Cinéma, la Télévision et la 
Radio d'un seul ministère. André Lang propose la présidence du Conseil et 
Louis Chavance l’Education Nationale ou les Beaux-Arts, dont l’esprit est plus 
libéral et la formation plus artistique. L'accord se fait sur l'Education Nationale. 

Louis Chavance donne lecture du paragraphe concernant la T.V. dans 
la motion votée par 35 pays au dernier congrès de la Fédération Internationale 
des Auteurs de Films, signalant le danger pour la T.V. de devenir le mono¬ 
pole de certaines organisations qui ont déjà une énorme réserve de films pour 
T.V. Maurice Cazeneuve intervient longuement et de façon, très efficace pour 
expliquer la situation actuelle de la T.V. de plus en plus placée devant l’obli¬ 
gation d'augmenter la durée de ses programmes (demain, le spectateur deman¬ 
dera douze heures d'émission par jour). Souffrant d'un manque de sujets, et 
d'une absence de moyens, la T.V. a besoin de la collaboration du cinéma. Le 
problème de l'amortissement des films à la T.V. est ensuite évoqué (innovation 
américaine des programmes de T.V. payants), puis celui de la constitution d’un 
répertoire et celui des droits de reproduction. 


50 




La séance est interrompue pour permettre à Jean Thévenot, Maurice Cazeneuve 
et André Berthomieu, de mettre au point la motion finale qui est adoptée à 
Tunanimitè, après discussion portant sur la façon d'énoncer le danger signalé 
par Louis Chavance quant à la protection du répertoire français. La formule 
suggérée par Maurice Hiléro est adoptée pour la rédaction définitive. 


★ 


MOTION 

Réunis le 6 février 1954 à la Société des Auteurs et Compositeurs Drama¬ 
tiques, 9, rue Ballu, sur l’initiative de l'Association Française de la Critique de 
Cinéma et de Télévision, 

Les délégués soussignés, 

de l'Association des Auteurs de Filins, 
de l'Association des Auteurs de Télévision, 

de l'Association Française de la Critique de Cinéma et de Télévision, 
de la Société des Auteurs, Editeurs et Compositeurs de Musique, 
de la Société des Gens de Lettres, 

du Syndicat des Metteurs en scène de Radio et de Télévision, 
du Syndicat National des Auteurs et Compositeurs de Musique, 

Constatent que les intérêts du Cinéma et de la Télévision qui, jusqu'ici, 
avaient pu paraître opposés, sont, en fait, communs et appelés à se confondre 
dans des structures nouvelles ; 

Estiment qu'une action coordonnée du Cinéma et de la Télévision implique 
d’abord que le Cinéma français, restant industrie privée, et la Radiodiffusion- 
Téîévision française, devenant régie autonome, soient rattachés à une seule admi¬ 
nistration : le Ministère de l'Education Nationale, qui leur semble l’autorité la 
mieux désignée en raison des intérêts culturels et artistiques dont elle a la 
charge ; 

Décident de créer un Comité permanent de coordination Cinéma-Télévision 
chargé d’étudier les problèmes communs, artistiques, techniques et économiques, 
notamment : 

— l’exploitation des films cinématographiques à la Télévision, 

— l'élaboration des films à la Télévision, 

— la diffusion des spectacles, cinématographiques et autres, par la Télé¬ 
vision, 

et, d’une façon générale, 

— les possibilités offertes par les techniques nouvelles. 

Ce Comité a pour mission d’assumer, en liaison avec les Sociétés d’Autcurs, 
la défense du droit des auteurs sous toutes scs formes (notamment le droit d’exé¬ 
cution et de reproduction) ainsi que la défense du répertoire national et de la 
culture française. 


. Cette motion a été approuvée et signée par : La Fédération Nationale du Spectacle, le 
Syndicat des Techniciens de la Production Cinématographique, la Fédération Française des 
Cinés-Clubs et la Fédération Centrale des Cinés-Clubs. 


51 




MERCI MONSIEUR Z AV ATT I N I ! 
(Chronique de la F.F,C.CJ 


Les Cinés-Clubs de Jeunes sont moins connus que les Cinés-Clubs d’adultes. 
Le plus ancien d’entre eux date de 194G. Une grande partie du public, s’il en 
connaît l’existence, voit dans leur réunions des séances peu différentes de celles 
que donnent les patronages. Ces notes voudraient situer dans le cadre d’un 
Ciné-Club de Jeunes un essai significatif pour tirer de Fornière habituelle un 
public exclusivement compose d’adolescents. 

Le Ciné-Club des Apprentis du Bâtiment et des Travaux Publics a 750 adhé¬ 
rents ayant de 15 à 20 ans. Ils sont apprentis ou jeunes ouvriers se destinant 
à être maçons, plombiers, carreleurs, couvreurs, menuisiers, serruriers, dessi¬ 
nateurs, etc... Un Conseil de jeunes délégués joue un rôle très important dans 
le choix des programmes, l’animation des séances/' etc... Mais venons-cn à la 
dernière séance où Miracle à Milan fut projeté. 

Un mois avant la séance, les délégués écrivirent à Cesare Zavattini (1). En 
termes simples, non exempts de naïveté, ils demandaient au * père de Toto » 
les raisons qui l’incitèrent, lui et Yittorio de Sica, à réaliser Miracle à Milan . 

Huit jours avant la séance, les délégués apprirent l’arrivée de M. Zavattini 
à Paris. La semaine qui s’écoula fut celle des grandes fièvres. Viendra-t-il ? Ne 
viendra-t-il pas ? Coups de téléphone, pneus, questionnnaire rédigé pour le cas 
où il viendrait, furent les points marquants de cette agitation, 
f Heureusement, te dimanche suivant, au cours de la projection, M. Zavattini 
accepta de venir. Laissant à un des deiix vice-présidents (18 ans, menuisier) 
le soin de diriger la séance, le président partit avec l’autre vice-président (17 ans, 
apprenti métreur) le chercher en taxi à son hôtel. 

M. Zavattini, accompagné de deux amis Italiens, dont l’acteur Orfeo Tamburi, 
arriva quelques instants plus tard, à temps pour entendre l’ovation qui accueillit 
la fin de la projection de Miracle ù Milan. Avec bonne grâce et un grand sérieux, 
M. Zavattini a bien voulu répondre et donner ainsi des précisions sur Miracle 
à Milan qui ne sont pas sans intérêt. 

— Que pensez-vous des Cinés-Clubs et, en particulier, des Cinés-Clubs de 
Jeunes ? 

— Le public des jeunes a la plus grande influence. Il faudrait qu’il y ait 
dans chaque ville, au meme titre qu’une bibliothèque, un ciné-club. C’est tout 
aussi important. 

— Etiez-vous présent lors du tournage de Miracle à Milan ? 

— J’assiste très rarement au tournage'd’un film. Je fais surtout le scénario, 
mais j’assiste au montage avec le réalisateur. Je peux ainsi essayer de corriger 
le film comme on corrige les fautes d’orthographe d’un texte, dans la mesure 
où. on peut corriger un film. 

— Comment avez-vous préparé le scénario de Miracle à Milan ? 

— J’ai écrit en 1940, à l’intention du grand comique italien Toto, un scé¬ 
nario intitulé t « Toto il buono ». Le film ne se fit pas. J’en ai tiré lin livre en 
1943. Puis, en 1948, après avoir réalisé Le Voleur de Bicyclette nous avons, 
de Sica et moi, cherché un sujet de fllm v Nous avons tiré un scénario de mon 
livre et c’est ainsi que se fit Miracle à Milan. 

— Les acteurs du film étaient-ils connus et comment ont-ils été choisis ? 

— Certains acteurs étaient connus, mais nous avons utilisé des acteurs non 
professionnels, en particulier deux anciens boxeurs célèbres. Us sont dans le 
film deux des principaux auxiliaires de Toto. Eux aussi sont habituellement des 
gens très pauvres. 

— Le film a-t-il connu le succès en Italie ? 

— Les opinions étaient très partagées. Certains y ont vu une tendance de 
gauche, d’autres une tendance de droite, surtoul pour la fin du film. Quand les 


(1FM-. Zavattini-est Pi'êsidcrtt de la Fédération Italienne des Cinés-Clubs. 


52 




pauvres s'envolent, certaines personnes les ont vus partir vers le Paradis, d'autres 
vers un certain pays de l'Orient., vous comprenez ? Nous aurions voulu finir 
d'une autre manière (mais nous avons craint les difficultés) : les pauvres partent 
mais redescendent sur terre. Ils voient : « Propriété privée, défense d’entrer. » 
Ils vont à un autre endroit et voient encore : « Propriété privée »... alors ils 
repartent dans le ciel vers un pays où « bonjour » veut surtout dire travail. 

— Est-ce que Miracle à Milan a été un film rentable Ÿ 

*— Je crois qu'ils n’ont pas perdu d’argent avec le film parce qu'il a eu beau¬ 
coup de succès à V étranger. 

—- Pourriez-vous définir plus particulièrement le personnage de Toto ? 

— Toto est surtout un personnage optimiste, très optimiste, trop peut-être.. 
Cependant j'attire votre attention sur un épisode du film. La police attaque le 
camp et un des aides de Toto veut se battre avec un gros bâton. Toto le lui 
prend et lui en donne un plus petit. Puis il se ravise et lui redonne sa première 
arme. Vous voyez il est optimiste, mais il reste tout de meme réaliste. 

— Que pensez-vous du principe des co-prodactions franco-italiennes ? 

— Ce ne devraient pas être uniquement des solutions économiques. Elles 
devraient être surtout le fruit d'une collaboration d'idées entre la France et 
l’Italie. Les deux pays ont ensemble de grandes possibilités artistiques et intel¬ 
lectuelles. Ils reflètent en même temps ce que Ton peut attendre de l’esprit 
européen. Il faut que des films soient faits ensemble car nous avons à résoudre 
des problèmes sociaux semblables ? Et nous sommes en mesure de rivaliser 
avec la production américaine, qui fait du cinéma pour le spectacle et non pas 
pour aborder les problèmes de notre temps. 

Eu cela Miracle à Milan n'est qu’un essai qui ne peut avoir de suite. Il faut 
retourner au néo-réalisme qui reflète les problèmes sociaux actuels. 

— Que pensez-vous des films en relief et du Cinémascope en particulier ? 

—- Je n'ai pas vu le Cinémascope, niais j’ai vu des petits films en relief 
avec des lunettes. C'est bon. Et je suis d’accord avec ces nouvelles techniques 
dans la mesure où on les emploie pour dire quelque chose. Sinon, elles seront 
inutiles et l'on fera encore du cinéma américain. 

— A votre avis est-il mieux de voir un film en version originale ou en version 
doublée ? 

— Il n'v a pas de question, il faut voir le film en version originale, avec 
au besoin de petits sous-titres. C’est le seul moyen de bien suivre la pensée de 
l'auteur du film. La version doublée trahit l'auteur. 

— Pourquoi travaillez-vous en ce moment avec Jacques Becker ? \ 

— J’ai connu Becker en Italie. Il m'a demandé de collaborer avec lui. Mais 
je n'ai pas fait de scénario. Becker est un grand metteur en scène. Il est très fin 
et a déjà beaucoup élaboré son scénario d ’Ali-Baba. Nous ne faisons que discuter 
du sujet ensemble et je n'apporte qu'un concours modeste et rapide. 

— Je voudrais cesser de répondre à vos questions un moment pour dire 
toute mon amitié et la profonde admiration que j’ai pour mon ami De Sica. Je 
veux l’associer à tout ce que vous avez dit de Miracle à Milan . C'est un très 
grand homme de cinéma. 

Je veux aussi vous dire l'émotion que je ressens ce matin. Vous ne saviez 
pas que j’étais là et j'ai été très touché par vos applaudissements à la fin de la 
projection de Miracle à Milan. Ils m'ont procuré une grande joie. 

— Quels sont vos projets cinématographiques ? 

— Je voudrais pouvoir faire un film en France pendant un séjour de trois 
mois. 

En ce moment, je prépare un scénario pour Blasetü : dix petites histoires- 
dans le style des films Heureuse Epoque et Notre Temps qui sont aussi de Blasetti. 

Je pense ensuite partir au Canada pour y préparer un film sur les Italiens, 
qui émigrent. 


Maurice Bourges 

Secrétaire Général Adjoint 

de Ja Fédération Française des Cinés-Club s de Jeunes* 




.Tennifcr Jones et Cluirlton Heston clans une des scènes Anales de Jîriï?i/ Gentry de King Vidor. 


LA CONJURATION 

RUBY GENTRY (LA FURIE DU DESIR), film américain de King Vidor. 
Scénario : Silvia Richards, adapte par Arthur Fitz-Richard. Images : Russell 
Karlan. Musique ; Heinz Roemheld. Interprétation : Jennifer Jones. Charlton 
Heston, Karl Malden, James Anderson, Bernard Philipps, Tom Tully, Joséphine 
Hutcliinson. Production : Joseph Bernhard-King Vidor, 20th Century Fox, 1952. 

Le caractère excessif des sujets est pourtant dépassait celle d’un style : les 
une nécessité première pour King deux thèmes se rejoignaient, d’une pas- 
Vidor, un moteur initial. On a pu sion qui détruit si on ne la laisse cons- 
s’étonner de la démesure du scénario traire, et avec Ruby Gentry King Vidor, 
de Beyond the forest (La Garce), admi- cette fois producteur et metteur en 
rer celle de The Fountainhead (Le Re- scène, reprend le thème, l’amplifie, en 
belle) : cet étonnement, cette admira- fait le motif unique, sans vouloir s’ar- 
tion ne pensaient pas s’adresser au rêter à ce qu’il comporte de possibilités 
réalisateur lui-même. Leur parenté de déclamation dramatique : celles-ci 


54 











ne constituant que l’étincelle autour de 
quoi s’organise une véritable danse du 
paroxysme. 

Ce n’est sans doute pas la première 
fois qu’un personnage accapare une 
œuvre au point d’absorber les autres 
et ne leur laisser d’existence qu’en fonc¬ 
tion de soi-même : déjà Laura, Mrs 
Paradine y avaient vocation; mais elles 
ne différaient des personnages habi¬ 
tuels que par l’ampleur, l’unicité peut- 
être, non par l’essence. Quoiqu’excep- 
tionneïles, elles restaient soumises à un 
mode universel d’existence. Le person¬ 
nage de Ruby, au contraire, est insé¬ 
parable du mythe qui le transcende et 
où il s’incarne à nouveau. Ce serait peu 
d’en dire la sauvage splendeur amou¬ 
reusement exaltée par un réalisateur 
attentif à suivre toutes les inflexions 
d’un corps, à le décrire par toutes les 
courbes dont il est susceptible, comme 
un visage par tous ses regards, scs sou¬ 
rires, ses crispations mêmes et ses gri¬ 
maces — car une telle opération lui 
confère un caractère surnaturel. Son 
resplendissement physique, sa multipli¬ 
cité surtout, indifférente à la beauté 
comme à la laideur, car elle les contient 
tous les deux, entourent Ruby d’une 
aura qui manifeste sa nature et rend 
possibles les associations les plus fan¬ 
tastiques : si Ruby se fait le foyer lumi¬ 
neux qui la dérobe à l’homme fasciné, 
si elle sursaute assez vite sous un bai¬ 
ser pour tuer un cerf qui s’enfuit, c’est 
qu’il lui suffit en effet d’apparaître, 
comme Laurcn Bacall dans The big 
ÿlcep, pour que sè modifie le cours des 
choses. Qu’importe si les rapports 
secrets, sitôt entrevus, sont repris, 
signifiés ; il en faut poursuivre jusqu’à 
l’empliase le développement, l’emphase 
a le privilège de les exprimer, et s’ef¬ 
face à les exprimer. Aucune limitation 
dès lors ne peut être assignée à Ruby ; 
les éléments n’en sont que les prolon¬ 
gements et entrent dans les mêmes 
délires visuels : la mer où, plus sen¬ 
suelle que jamais, une voiture la porte 
se faire éclabousser d’embruns, l’avant- 
monde du marais où se confondent la 
brume, l’eau, la boue, le feu et la mort. 

Je ne crois pas que Jennifer Jones, 
qui trouve ici son meilleur rôle, soit 
une excellente actrice, de même que 
King Yidor n’est pas un grand direc¬ 
teur d’acteurs : on n’attendra pas de 
lui ces regards voulus au degré tarés, 
ces gestes au centimètre ; mais ses per¬ 
sonnages existent précisément à travers 
des outrances qui ne peuvent être diri¬ 


gées, leur richesse est liée à une cer¬ 
taine liberté du créateur aux acteurs 
en qui il ne désire que provoquer le 
déchaînement sans prétendre le con¬ 
trôler. 

Qu’un homme répète pendant vingt 
ans la même œuvre ne marque pas 
pour autant ses limites ; l’on se hâtera 
de in’opposcr de Mille, mais n’est-ce 
pas aussi ce que. font Hawks, Fritz 
Lang, King Vidor ? Un tel entêtement 
appelle plutôt la considération. Si dans 
un cas il marque l’absence de person¬ 
nalité créatrice par Rattachement, à des 
recettes éprouvées de spectacle (non 
nécessairement déplaisant, là n’est pas 
la question), dans l’autre son excès jus- 
u’à l’hyperbole traduit la persistance 
’une vision personnelle préexistant à 
l’œuvre comme à tout moyen de réali¬ 
sation, et qui veut peupler le monde 
d’objets à l’image de quelque obsession 
intime. On le voit bien à ce que cette 
œuvre sans cesse recommencée ne 
subit que peu l’influence des innova¬ 
tions techniques. Sans doute est-il aisé 
de décélcr quelque différence de Oniy 
Angels Hâve Wings à The Big S kg, de 
Furg à The Big heat : elle est dans 
l’enrichissement d’une substance, dans 
une maîtrise toujours plus affirmée de 
la matière, dans la plus grande mobi¬ 
lisation des éléments de l’œuvre à la 
volonté d’expression : non dans l’objet 
qu’une telle volonté s’est proposé 
d’abord. La maturité du créateur aug* 
mente les pouvoirs signifiants de l’œu¬ 
vre sous une apparence presque immua¬ 
ble, l’engage sur la voie du classicisme. 

Le cas de King Vidor est à vrai dire 
intermédiaire : d’abord parce que s’il 
est exact de parler d’une vision dans 
son œuvre, le spectacle n’y est pas abso¬ 
lument indifférent ; ensuite et consé¬ 
quemment parce que son enrichisse¬ 
ment s’est accompli davantage dans le 
sens de l’expression et moins dans le 
sens de la substance. King Vidor se 
caractérise moins par une. « Weltan- 
schauung » que par une ivresse de 
visualisation avide de se satisfaire, King 
Vidor est d’abord un lyrique,, comme 
Eiseustein et surtout comme de Santis. 
Sa vision n’est pas une intuition des 
rapports de l’homme au monde ou des 
êtres entre eux ; mais, puisant son ali¬ 
ment dans l'immédiat, elle l’assimile, le 
transpose dès qu’elle résonne à ses 
puissances latentes de visualisation. 
Son œuvre se fonde sur une exaltation 
permanente. On peut douter qu’un tel 
grossissement soit profitable ; l’invi- 


55 











sible ne va-t-il pas s’y refuser, et le 
lyrisme se priver ainsi cle prolonge¬ 
ments métaphysiques directs ? Mais 
qu’il atteigne l'affirmation véhémente, 
et il plonge ses racines dans les puis¬ 
sances magiques de l’art qui devient 
conjuration, mise en demeure de 1*in¬ 
visible provoqué, sommé de se mani¬ 


fester ; alors surgissent une ménadc 
en jambières noires dressée dans lés 
rizières, une Moiher Gin Sling parmi 
ses dragons de papier et ses cages à 
filles, une Puby Gentry sinueuse, l’œil 
étincelant, la lèvre retroussée, prête à 
bondir et à mordre. 

Philippe Démonsablon * 


QUI NAQUIT A NEWGATE... 

LA VIE DE O’HARU, FEMME GALANTE, film japonais de Kenji Mizogugiii. 
Scénario : Yoshitaka Yod a* d’après le roman de Saikaku Ibara : « Koslioku 
Ichidai Onna «. Images ; Yoshimi Hirano. Musique : Ichiro Saito. Décors : 
Hiroshi Mizutani, Interprétation : Kinuyo Tanaka (dans le rôle de OTiaru), 
Ichiro Sugai, Tsukie Mats aura, Toshi Mifune, Mazao Shimizu, Production : Sliiii 
Toho Kabusliiki Ivaisha, 1952. 


Comment la fille d’un samouraï 
encourut la disgrâce en aimant au- 
dessous de sa condition et fut envoyée 
en exil avec, sa famille ; comment elle 
fut achetée par un seigneur pour mettre 
au monde le fils que ne pouvait lui 
donner sa femme ; comment elle se vit 
arracher son enfant et comment, s’at¬ 
tachant trop au seigneur, elle fut ren¬ 
voyée à ses parents qui la vendirent 
au quartier des courtisanes ; comment, 
rachetée, elle fut placée chez un mar¬ 
chand, tombant en butte à la jalousie 
de la femme, à la convoitise de l’homme 
une fois découverte sa condition pas¬ 
sée ; comment elle se vengea ; com¬ 
ment, sitôt mariée, elle perdit son jeune 
mari assassiné (1) ; comment elle dé¬ 
cida d’entrer en religion mais, compro¬ 
mise par le marchand, fut chassée du 
temple ; comment s’enfuyant avec un 
voleur elle sc retrouva seule à nou¬ 
veau (2) ; comment elle devint men¬ 
diante, puis prostituée, et fut recueillie 
par son fils que pourtant elle n’eut le 
droit de voir que de loin, et une seule 
fois ; comment ensuite elle s’enfuit, 
usant ses jours à mendier : telle est, 
fidèlement transcrite, la trame de celte 
Vie de O’Harti , et je ne l’ai pas relatée 
pour la moquer en l’enfermant dans 
quelque schéma simplifié ; j’ai voulu 
d’abord indiquer le charme à la fois 
linéaire et sinueux d’une structure qui 
ne tarde pas à susciter le désir de 
gagner la familiarité de l’œuvre et, une 
fois gagnée, en récompense la fréquen¬ 
tation. 


Dans l’ignorance presque totale où 
nous sommes en France de* la produc¬ 
tion japonaise, dans l’impossibilité "de 
démêler des tendances, des courants, 
des influences dans un cinéma national 
dont les rares œuvres vues à l'occasion 
des présentations de la Cinémathèque 
apparaissent toujours d’une exception¬ 
nelle qualité, mais à qui il est peu pro¬ 
bable cependant que l’Europe veuille 
un jour ouvrir son marché, se privant 
ainsi de quelques chefs-d’œuvre qui 
pourraient exercer une iniluence sti¬ 
mula nie par leurs conceptions origi¬ 
nales et vivifiantes des problèmes de 
plastique et de mise en scène : bref, 
dans un état de fait qui empêche de 
saisir dans sa généralité le phénomène 
du cinéma japonais et de situer ses 
œuvres, il ne peut non plus être fait 
de celles-ci de critique autre que par¬ 
tielle, privée de toute référence, con¬ 
trainte d’ignorer la personnalité des 
auteurs et leurs préoccupations, de 
renoncer à la recherche passionnante 
des liens qui unissent l’homme à sa 
création. 

Mais la substance du récit de La Vie 
de O'H ara nous préserve de nous éga¬ 
rer dans les labyrinthes du dépayse¬ 
ment. Déjà, la singularité des aven¬ 
tures abolit l’irritant et vain propos de 
reconstituer la société que refléterait 
l’œuvre ; elle prend à son compte ce 
qui, dans quelque existence moins sur¬ 
prenante, retiendrait l’attention à 
l’égard d’une société plus proche de la 
nôtre (heureuse indifférence : car le 


(1) Je parle de la version intégrale telle que Ta présentée la Cinémathèque. La version qui 
passe au Cinéma d’Essai est amputée de cet épisode délicat et frais, 

(2) Même remarque ; Pépisode est plus bref. 


57 





La vie de O'liam, femme galante, 
de Kcnji Mizoguchi. 

collectif,, bien sûr, reste toujours parti¬ 
culier ; ^individuel seul est universel). 
Si sa construction lui acquiert notre 
sympathie avant que l'exotisme n’ait 
pu jouer de notre désorienternent, c’est 
que nous n'avons pas l’embarras de lui 
chercher un nom : nous connaissions 
bien cet univers de O’Haru, l’univers 
du roman picaresque. Le personnage 
central n’a d’autre distinction que réu¬ 
nir en lui une suite d’aventures extra¬ 
ordinaires, mais rien clans sa vie ne 
sc noue, ni ne se dénoue. Chacune de 
ces aventures uniques suffirait à emplir 
une vie, mais la cristallisation n’a le 
temps de se faire autour d’aucune, 
aucune ne jette sur l’ensemble un éclai¬ 
rage privilégié, ne le marque d’un sens 
qui l’infléchirait. Leur réunion en un 
même personnage ôte à chacune son 
caractère de fatalité singulière : comme 
si le cours de la vie, dont l’arbitraire 
ïes assembla, les emportait, l’une après 
l’autre, irrésistiblement, tandis qu’un 
visage peu à peu se flétrit, qu’une voix 
lentement se casse. En dépit de la pré¬ 
sence de l’image, une telle succession 


ôte tout tragique à la narration d’aven¬ 
tures assez proches de celles que connut 
cette Moll Flanders « qui naquit à 
Ncwgate et au cours d*une vie incessam - 
ment variée qui dura soixante ans sans 
compter son enfance , fut mariée cinq 
fois ( dont une à son propre frère), dix 
ans prostituée , douze ans voleuse , et 
déportée en Virginie où elle connut la 
prospérité et mourut repentie . » 

Si l’on tente d’analyser les ressorts 
de l’œuvre pour déterminer à quelle 
part de nous-mêmes elle s’adresse, si 
l’on cherche ce qu’elle sollicite en nous, 
on constate (avec surprise en pensant 
à l’énoncé de la fable) que l’émotion 
n’y a aucune part : le roman pica¬ 
resque ne rejoint-il pas le conte phi¬ 
losophique, et Voltaire le savait hien ; 
il n’y a entre eux que l’épaisseur d’une 
intention, non avouée ici, et là concer¬ 
tée. Mais l’aventure appelle la réflexion, 
non la compassion ; aucune n’étant 
fatale, l’accumulation attendue et pré¬ 
vue des vicissitudes réalise une sorte 
de statistique où s’établit une solide 
confiance dans leur fil conducteur : 
la vie. Il est caractéristique que le récit, 
pris à sa fin et par conséquent situé au 
passé, n’imprime pour autant aucun 
caractère tragique à l’enchaînement des 
épisodes. Le héros du roman pica¬ 
resque ne se sent l’objet d’aucune fata¬ 
lité : essentiellement absurde, il ne vit 
que dans la succession de l'extraordi¬ 
naire. 1 Mais il n’en prend pas conscience 
et jamais ne s’assume, il ne peut être 
tragique ; et l’auteur ne désire pas faire 
de nous cette conscience dont il a privé 
le héros : à nous aussi il commet le 
rôle de Sisyphe, au fond indifférents 
aux virtualités émotionnelles, avant tout 
curieux de mouvement immédiat, 
curieux, d’éventualités nouvelles sur un 
itinéraire où Pon n’en attend pins. 

On aura compris la difficulté du 
genre, et qu’il exige beaucoup de 
rigueur : il nous tient éloignés des 
êtres où il refuse de nous laisser péné¬ 
trer, mais veut nous en faire partager 
toute l’existence ; il accumule les plus 
grands malheurs et s’interdit de nous 
émouvoir, multiplie lés aventures 
incroyables et nie qu’elles soient fan¬ 
tastiques. Je ne me dissimule pas qu’il 
-y ait quelque imposture à-un tel pro¬ 
pos : puisqu’il ne prétend pas offrir 
de l’homme un visage donné pour véri¬ 
table, puisqu’il en refuse Tin Ven Üon, 
puisqu’il implique une convention 1 réci¬ 
proque de l’auteur au spectateur, quel¬ 
que jeu qui veut qu’on s’v prête 


58 



d’abord. Mais il est intéressant (le voir 
comment l’imposture est acceptée, et je 
remarque la cohérence de l’œuvre à 
ce qu’elle y parvient avec les moyens 
qu’elle s’est donnes et selon sa propre 
inclination : s'abstenant de pénétration, 
éludant la révélation, elle demande à 
la prolifération de l'immédiat ; enten¬ 
dant borner toute échappée vers le fan¬ 
tastique, elle recourt à un traitement 
réaliste du contenu objectif. 

Mais s’il convenait d’assigner à La 
Vie de O'Haru . les références roma¬ 
nesques qu’appelait sa structure, et de 
la placer dans les perspectives d’un 
genre littéraire bien déterminé, c’est à 
un style de mise en scène que je viens 
de faire allusion, c’est de lui seul que 
j’entends parler — style dont la sou¬ 
plesse apparaît en meme temps que la 
nécessité, et qui ne se veut pas illustra¬ 
tion mais s’impose par des solutions de 
mise en scène. La prolifération de l'im¬ 
médiat rejaillit dans une observation 
multiple et précise qui possède et la 
faculté de raccourci et le don de syn¬ 
thèse : le foisonnement ne cesse d’y 
être clair. Nul éparpillement malgré les 
nombreux personnages que suscite 
autour d’elle O’Iiaru et dont chacun se 
trouve dans de courtes scènes porté à 
un maximum d’expression ; le détail 


ne prétend pas résumer, symboliser, 
mais rassemble, concentre et finalement 
emporte. L’économie des moyens se 
signale par l’emploi systématique du 
dan long qui intègre la durée, accroît 
e relief temporel des scènes et donne 
leur importance aux mouvements dé 
caméra : mouvements sans mystère, 
mais dont le dynamisme prolonge le 
mouvement interne de l’action, le mou¬ 
vement des personnages provoquant le 
mouvement de la caméra qui le relaie. 
Dans une remarquable adéquation, cha¬ 
que épisode trouve' ainsi son rythme 
sans se confondre en un mécanisme 
arbitraire ; le réalisateur a su décou¬ 
vrir le rythme de l’empressement 
comme du calme, du dénuement comme 
de la hâte, de l’opiniâtreté comme de 
la délicatesse, et c’est a chaque fois 
une invention dans l’exploration du 
décor ou son utilisation, dans le peu¬ 
plement du champ que n’arrête aucune 
convention de composition, aucun souci 
de cadrage (ainsi les cadrages s’éti¬ 
rent-ils en largeur au gré du mouve¬ 
ment, ou se resserrent au contraire en 
une portion restreinte du champ). Le 
mouvement des scènes, leur expression, 
se voient sacrifier les commodités d’un 
récit, les clauses d’un langage. 

Si Ton convient d’appeler réaliste 



La vie de O’Haru , femme galante , de Kcuji Mizoguchi. 



Si la poésie de Fimage apparaît à 
chaque instant, on sent bien qu’elle est 
une expression aussi naturelle de la 

vision que la noblesse du geste est 
l’expression naturelle des sentiments 

des acteurs. D’ailleurs, l’une éclaire 

l'autre ; les acteurs ne sauraient réduire 
les sentiments à une mimique immé¬ 
diate : cela demande plus de soin, et 
par un art extrême que la pudeur 

masque mais qui suit des lois strictes 
encore que compliquées, ils s’emploient 
à modifier autour d’eux l’atmosphère, 
l’accordant à un sentiment qui, peut- 
être, préférera encore n’y point éclore. 
De même Fimage, restant en-deçà du 
foisonnement du récit, en exprime-t-elle 
un sens second, d’autant plus saisissant 
qu’il ne déploie nulle instance à requé¬ 
rir l’attention, mais trace des rapports, 
ajoute des accents, sème l’irréel dans 
le réel, l’étrange dans le drame ou la 
comédie, et débouche à tout instant 
sur un fantastique qu’on ne voulait pas 
évoquer, mais qui est aussi le propre 
des choses, et donné pour tel : La Vie 
de O’Harti prépare à recevoir le récit 
des merveilleuses aventures de la prin¬ 
cesse 'Wakasa, et fait attendre avec 
impatience ces Coules de la Lune vague 
que réalisa également Mizoguchi. 

Philippe Demonsablon 


' ★ 

Livres et Revues de Cinéma italiens 

IL CINEMA ITALIANO, par Carlo Lizzani (Editions Parenti, à Florence). 

Ce livre n’est pas une histoire méthodique : pas d’information détaillée, pas 
de chronologies rigoureuses (il est vrai qu’il s’accompagne d’une filmographie 
nombreuse, établie par L. Paciscôpi et G. Signorini), et l’analyse des structures 
et des formes est à peine esquissée. Il se présente plutôt comme un essai d’un 
caractère généralement sociologique, — le cinéma vu en fonction de l’histoire 
du pays. Le passé de la production italienne, — des origines, sommairement 
décrites, aux succès mondiaux d’avant 1914 et à la crise des années 23, puis 
le développement en vase clos durant la période fasciste, — n’est évoqué qu’en 
ses grandes lignes, en tant que prémisse, « antefatto * de l’épanouissement 
actuel. En d’autres mots, Lizzani rejoint la plupart de nos critiques, qui font 
dater de 1945 la présence réelle du cinéma italien. C’est une prise de position 
que contredit par exemple l’Exposition de la Cinémathèque. 

L’étude est consciencieuse, généreuse, sans doute influencée par la consi¬ 
dération mai'xiste du phénomène, si à la mode parmi la jeune (et la meilleure) 
critique de la Péninsule, mais, toute politique mise à part, le cinéma, mieux 
que les autres expressions artistiques, se prête à cette sorte d’analyse. On regrette 
seulement chez ces écrivains un jansénisme de la forme qui est excessif, car, 
après tout, un livre est un livre et il faut qu’il se fasse lire. 

De même que maints critiques (tels Santis, Lattuada, etc...), Carlo Lizzani a 
fini par mettre lui-même les mains à la pâte : son Schtung banditi, en 1951, a 
été le premier et beau témoignage de son talent, suivi, ces temps-ci, par Aux: 
bords de la grande ville . Nous sommes parfois désorientés par ce qu’a de 


Fart qui s’abstient de toute sollicitation 
extérieure à son objet, qui laisse les 
choses se présenter cFelles-mêmes sans 
que la pensée y intervienne autrement 
qu’à effacer son empreinte et donner 
plus d’efficacité aux objets qu’elle pro¬ 
pose, la mise en scène de La Vie de 
Q’Haru apparaît donc résolument réa¬ 
liste. Mais la simplicité exige le plus 
d'art et cette oeuvre réussit le para¬ 
doxe d’être dépouillée sons F accumu¬ 
lation de matière, raffinée sous la tru¬ 
culence, et de se soucier peu que ce 
dépouillement, ce raffinement soient 
remarqués. Gomme les cadrages se 
soumettent d'abord aux lois du mou¬ 
vement, et non à la plastique, dont la 
rigueur pourtant reste étonnante, ainsi 
la beauté des images passe-t-elle ina¬ 
perçue. Nulle enflure baroque, nulle 
intention ne vient s’introduire dans 
l’image qui ne veut nous toucher que 
par sa substance même : ni comique, 
ni fantastique, ni poétique, mais par¬ 
ticipant le plus souvent de ces caté¬ 
gories, se refusant à tout classement 
univoque. Ce caractère moderne, très 
direct et infiniment complexe, est ce 
qui frappe le plus dans La Vie de 
O’/Zaru, œuvre très supérieure à Rasho- 
mon r car un tel résultat ne peut être 
acquis que grâce à un sens plastique 
consommé que seuls quelques-uns, 
comme Murnau, ont possédé. 


60 






La Paltufjliui Pcrduta de Piero Nelli (1953). 


fumeux, par moments, la littérature cinématographique italienne, mais nous 
devons reconnaître que la ferveur dont elle s’accompagne est un meilleur Gradus 
ad Parnassnm que notre propre goût de la discussion esthétique. 

IL WESTERN MAGGIORENNE, textes recueillis par Tullio Iyezicii (Edit. 
Ziziotti, à Trieste). 

Si nous en croyons le titre de ce recueil d'études ,1e « western » atteint sa 
majorité, — il l’atteint bien tard, puisque The Great Train Uobhery date de 1903.., 
Entendons que ce genre de films commence à avoir, une tradition si copieuse, 
qu’il est possible de lui rendre un hommage -réfléchi, ce à quoi s’emploient les 
textes passionnés et souvent passionnants rassemblés ici par le rédacteur en 
chef de Cinéma Nuovo. Parmi les pages les-plus curieuses, celles où Renzo Renzi 
retrouve l'influence directe des western chez le Pietro Germi d'An nom de la loi 
et du Chemin de l’Espoir, celles où Kerich lui-même étudie l’œuvre de John Ford 
en fonction^ du Far West, et encore les essais de Guido Àristarco, d’Antonio 
Chiattone (spécialiste iessinois, auteur d’un livre sur ce sujet), et le panorama 
historique de Donald Wayne. Il faut admirer la connaissance (et la mémoire) 
qu’ont cette poignée d’amateurs d’un genre de films auquel les anciens que 
nous sommes vouaient leur admiration, mais non leurs fiches. Les jeunes, en 
fin de compte, ont toujours raison contre les vieux. 

IL CINEMA PER RAGAZZI A LA SUA STORIÀ, 1 par Mario Verdone (Cahiers 
de la Rivista del Cinematografo). 

Bien qu’édité par un périodique rigoureusement confessionnel, cette étude 
de Mario Verdone, complète et parfaitement documentée comme tout ce qui 
vient de cet écrivain, demeure tout à fait objective. On a dit que l’àge moyen 
du spectateur de cinéma était à peu de chose près celui de l’adolescence : 
pourtant, une grande partie des films que consomment habituellement les salles 
sont déjiourvus d’intérêt pour les enfants, qui ont un goût plus exigeant que le 
spectateur ordinaire... De Méliès à Grimault, à Trnka, à Mary Field, aux spécia¬ 
listes Scandinaves, Verdone décrit ce qui s’est fait de meilleurs à l’intention des 
petits (et grands) enfants. 

VITTORÏO DE SICA, par André Bazin ; ROBERTO ROSSELLINI, par 
Massimo-Mida (Edit. Gu and a, à Parme). 

Dans une charmàhte « Petite bibliothèque du Cinéma », ou ont déjà paru 


6 \ 






un Clouzot et un Flaherty, voici deux Italiens parmi les 2 ^us notables : étude, 
courte biographie et une filmographie détaillée. 

A Fessai de Bazin; on a reproché qu'il ne considère que les films réalisés 
par Sica depuis la Libération. La densité et la rigueur de F étude neutralisent 
ce défaut, qui n’en est pas un : aurait-il connu F oses écarlates , Madeleine, 
Zéro de conduite, Teresa Venerdi, Un Garibaldien au couvent , je doute que Bazin 
eût renoncé à porter principalement son attention sur les Films d’après la guerre. 
Non que ces anciens ouvrages soient indifférents : mais l’intérêt du critique 
se concentre sur l’œuvre de Sica fécondée par l’inspiration de Zavattini, et, à 
cet égard, seuls Les Enfants nous regardent eussent pu compléter sa documen¬ 
tation. Comine toujours dans les textes de Bazin, on cueille au passage des 
formules assez frappantes («Au « temps perdu et retrouvé » de Proust , corres¬ 
pond le « temps découvert de Zavattini : ce dernier est t dans le cinéma contem¬ 
porain , quelque chose comme le Proust du présent de Vindicatif ») 

Plus linéaire, et quelque peu polémique, est le Rossellini de Mida. Tout en 
soulignant le poids d’un ouvrage tel que celui que Rossellini a consacré à 
François d’As sise, le critiquet met au relief la contradiction foncière qui carac¬ 
térise désormais la carrière de Fillustre improvisateur italien, qui, renonçant à 
réagir sentimentalement comme dans ses premiers grands films, sc^ mêle de 
penser, ce qui ne lui convient guère. > >y 

RIVISTA DEL CINEMA ITALIANO (Edit. Bocca, à Rome et à Milan). 

Fondée et dirigée par Luigi Chiarini, cette revue, en l’espace d’un an, s’est 
imposée comme la meilleure des publications italiennes sur le cinéma, prenant 
ainsi la suite du glorieux Bianco e Nero (ancienne série), qu’animait également 
Chiarini. Elle compte désormais parmi les rares périodiques d’intérêt interna^ 
iional qu’inspire l’art des films. Dans les derniers numéros, quelques textes de 
qualité : (8) un essai d’Enrico FulcKignoni sur la Psychologie du comique et 
une courte étude de Vito Pandolfi sur le cinéma dit populaire ; (9) une analyse 
assez importante de l’œuvre de Jean Yigo par Corrado Terzi, G. C. Pozzi et 
Glanco Yiazzi ; un numéro double (10-11) sur les rapports entre cinéma et édu¬ 
cation, d’une densité remarquable ; (12) un autre numéro extrêmement divers, 
où l’on rencontre, entre autres,* une étude de Pio Baldelli sur les textes de scéna¬ 
rios récents, une discussion entre Hans Richter et À. G. Bragoglia sur les films 
d’avant-garde de jadis, et, à propos de quelques ouvrages récents (Le cinéma 
a 7 t-il une âme ? Sept ans de cinéma français, etc...), un essai de V. Stella sur 
La spiritualité du Cinéma français . 

A signaler encore, dans le dernier numéro (II, 1954), le texte des diffé¬ 
rents états du scénario d’Umberto D. 

Nino Frank 


CINÉMATHÈQUE FRANÇAISE 

Janvier-Avril 

MUSÉE DU CINÉMA 

7, Avenue de Messine. Paris 

CINQUANTE ANS DE CINÉMA ITALIEN 

Exposition 

des collections du Museo del Cinéma de Turin 


62 






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